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III Repenser La place et la mission de la prison.

Mise en ligne : 17 janvier 2003

Texte de l'article :

A.- L’EXIGENCE D’UNE RÉFLEXION SUR L’INCARCÉRATION

1.- Repenser la peine

a) la complexité de la peine

Le sens à donner à la peine, à ce qu’on voudrait qu’elle soit, se trouve au c_ur de la problématique sur l’univers pénitentiaire ; c’est cette question, et la réponse qu’on lui apporte, qui va déterminer le regard du citoyen sur la prison, le regard du détenu sur son temps de détention et le regard du personnel pénitentiaire sur les missions qui lui incombent.
Il faut préciser en premier lieu que la sanction et l’enfermement sont deux notions qui ne se recouvrent pas : il peut y avoir sanction sans enfermement avec le prononcé d’amendes ou de mesures alternatives à l’incarcération et également, avec l’exemple de la détention provisoire, enfermement sans le prononcé de sanction. En s’interrogeant sur la signification de l’enfermement, on ne cherche pas à dénigrer le rôle de la sanction, indispensable à la recherche de la cohésion sociale ; il s’agit plutôt de s’interroger sur la place de l’enfermement dans l’échelle actuelle des sanctions en rendant plus crédibles aux yeux des citoyens, des magistrats et également du législateur les peines si improprement appelées « peines de substitution ».
Au-delà de cette précision, il s’agit de savoir ce que l’on attend du prononcé d’une peine afin de pouvoir justifier de l’enfermement.
La question fondamentale qui se pose lorsque l’on réfléchit au sens de la peine est de savoir si l’on doit punir un acte ou une personne. De la réponse qui sera donnée, dépend la question de l’utilité de la prison et du temps de la détention car punir un acte implique que l’on sanctionne le fait par l’expiation ou la rétribution. Ce rétributivisme classique, prôné notamment par Kant 17, exige en définitive, dans un raisonnement rigoureux, la réhabilitation de la loi du talion et la peine de mort.
Punir un homme, c’est considérer qu’on peut le corriger, le normaliser ou le réinsérer ; c’est également considérer, vis-à-vis du monde extérieur, qu’il faut dissuader les éventuels criminels et protéger la société.
Les deux conceptions s’opposent radicalement dans leur rapport au temps, alors même que celui-ci est une donnée fondamentale lorsqu’il s’agit de réfléchir à l’institution carcérale.
Les partisans de la punition de l’acte considèrent celui-ci comme absolument déterminant. Dans la gestion du temps de la détention, la recherche d’une juste mesure entre l’acte et la peine conditionne le temps de la sanction. Le temps de la sanction écoulé, l’individu aura réglé ses dettes envers la société.
En revanche, les partisans de la punition de l’homme considèrent l’acte délictueux ou criminel comme un fait échu sur lequel on ne peut et on ne doit pas revenir. La sanction doit être résolument tournée vers l’avenir. La question essentielle n’est plus de punir, mais de sanctionner pour que le criminel ne recommence pas.
Ces deux conceptions rejoignent finalement les termes de la controverse entre Tocqueville 18 et Lucas 19 partis étudier le système pénitentiaire américain au XIXème siècle : pour Tocqueville, la transformation des individus n’est qu’un objectif secondaire face à la souffrance qui doit être infligée dans une perspective rétributiviste et dissuasive. Pour Lucas, l’amendement de l’individu doit être le principe d’un enfermement fondé sur une discipline rigoureuse qui récompense les progrès et la bonne conduite.
Le problème que pose le sens de la peine est qu’elle a toujours combiné les deux conceptions de la punition. Aucune peine n’est prononcée dans l’indifférence du fait criminel ; aucune peine n’est appliquée sans une visée téléologique d’amendement et de récidive. La peine est un concept complexe qui échappe à toute classification systématique. Tout au plus est-il possible de distinguer une philosophie dominante dans un système pénal. Ainsi, le système en vigueur dans de nombreux états américains est visiblement fondé sur une conception de punition de l’acte sans considération de l’individu. Outre la peine de mort qui constitue le sommet d’une telle conception, des juridictions pénales disposent également de « guidelines » qui codifient très précisément les sanctions, et instituent une tarification très rigoureuse dont il est extrêmement difficile de s’écarter. La personnalité de l’auteur de l’infraction, son contexte familial, le contexte social, économique et culturel ne sont absolument pas, ou très peu pris en compte.
A l’opposé, la réforme de la politique pénale, dite réforme « Amor » mise en place en France en 1945 prônait la nécessité pour la peine de participer à la « réformation » du délinquant. Elle affirme ainsi dans son premier principe que « la peine privative de liberté a pour but essentiel l’amendement et le reclassement du condamné ». C’est en réadaptant l’individu que l’on assure la protection de la société et que l’on prévient la récidive.
Le Canada a clairement opté pour cette conception. L’article 3 de la loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition de 1992, définit ainsi la mission du système correctionnel (le terme est d’ailleurs significatif comparé à notre système dit « pénitentiaire ») : « Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d’une société juste, vivant en paix et en sécurité, d’une part, en assurant l’exécution des peines par des mesures de garde et de surveillance sécuritaires et humaines, et d’autre part, en aidant au moyen de programmes appropriés, dans les pénitenciers ou dans la collectivité, à la réadaptation des délinquants et à leur réinsertion sociale à titre de citoyens respectueux des lois. »
Le système français actuel n’a pas véritablement tranché en faveur de l’une ou l’autre conception ; il faut déplorer que le débat sur le sens de la peine ne soit pas un enjeu du débat politique. L’administration pénitentiaire se trouve dès lors obligée de gérer un système sans pouvoir s’appuyer sur une véritable définition de ses missions.

b) la peine, moyen de réparation pour les victimes et de protection de la société

Il s’agit ici de réaffirmer la mission de la prison comme moyen de neutraliser le délinquant. Il y a vis-à-vis de la victime un devoir de réparation et vis-à-vis de la société un devoir de protection. La réflexion sur la prison doit nécessairement prendre en compte ces deux missions et ne jamais oublier l’impératif de sécurité qui s’y attache. La dangerosité est une réalité du monde carcéral et les visites des membres de la commission d’enquête dans les établissements pénitentiaires ont permis d’appréhender le climat parfois pesant, tendu de la détention. Un excès d’angélisme serait aussitôt taxé de laxisme ; mal comprise par l’opinion, cette attitude ne pourrait de plus que rendre la mission de l’administration pénitentiaire plus difficile encore.
La prise en compte de la douleur des victimes ou des familles des victimes doit être prioritaire dans la réflexion sur la sanction et dans les décisions des magistrats. Elles doivent être informées des décisions prises par le juge d’application des peines à l’égard de l’auteur de l’infraction.
Il serait également erroné de faire du détenu une victime, victime de sa condition sociale, victime de sa détention. Si l’on veut responsabiliser le délinquant pour le préparer à sa future réinsertion, il faut nécessairement le placer lui-même en position d’assumer sa propre responsabilité vis-à-vis de son acte. Faire du détenu une victime ne peut qu’obérer sa capacité à s’amender.

c) Le sens de la peine, enjeu fondamental du débat démocratique et politique

Au-delà de l’impératif de neutralisation, il faut être conscient que la question du sens de la peine et des réponses qu’on lui apporte traduisent les valeurs fondamentales d’une société. Dès lors, cette question ne doit pas uniquement se penser en termes de réponse à apporter à la victime ou de sanction du condamné ; elle doit intégrer l’ensemble du corps social en reflétant un consensus minimal.
Qu’en est-il aujourd’hui du sens de la peine dans l’opinion publique ? L’opinion paraît en appeler aujourd’hui à des sanctions toujours plus sévères, à la fois contre les « incivilités » quotidiennes et contre les « délinquants sexuels » considérés comme les auteurs des infractions les plus monstrueuses. Les dispositions législatives traduisent cette demande de fermeté en instaurant des peines toujours plus longues et des périodes de sûreté pendant lesquelles il ne peut y avoir d’aménagement de peine, pouvant aller jusqu’à trente ans. En l’occurrence, le législateur n’a fait qu’adapter les textes à une demande de sécurité accrue de l’opinion publique dans un contexte de crise économique et sociale.
Comme l’a observé M. Robert Badinter lors de son audition durant la commission d’enquête :
« La question de la responsabilité du législateur dans l’allongement des peines ne peut être mise en cause pour les raisons que je viens d’évoquer : alors qu’en décembre 1981, nous nous situions à un étiage d’environ 29 000 détenus, en 1986 il était passé à 41 000. A l’époque, le nouveau code pénal n’était pas encore voté. J’ai présidé le comité qui l’a élaboré ; le projet fut déposé en janvier 1986 ; il a été élaboré au cours de la législature entre 1990 et 1992 pour entrer en vigueur en 1993. Il serait donc singulier d’attribuer au code pénal les phénomènes d’inflation dans les prisons auxquels nous avons assisté sans discontinuer [...] »
« Que ce soit du côté des tribunaux correctionnels ou des cours d’assises, la durée des peines prononcées n’a cessé de s’allonger. Cela ne signifie pas que le plafond est toujours atteint, mais qu’une tension sociale appelle à la répression, caractéristique d’époques de crise économique.
J’évoquais le fait que le nombre le plus bas de détenus se situait immédiatement après la guerre de 1914. Entre 1904 et 1912, la France se porte extrêmement bien et les mécanismes d’insertion sociale et d’intégration fonctionnent que ce soit les associations sportives, les syndicats, les associations d’aide aux étrangers ou les mouvements religieux. La famille est une institution encore très forte et je n’ai pas besoin de préciser ce qu’est l’armée républicaine ! C’est un élément insuffisamment pris en compte, mais qui joue en termes de prévention. Ce n’est pas dans les textes que vous trouverez la raison de l’inflation carcérale, mais dans la pratique. »
Cette demande de sécurité a conduit à placer la neutralisation du délinquant, pendant une période de plus en plus longue, comme mission prioritaire de l’administration pénitentiaire. Elle ne fait de la mission de réinsertion ou d’amendement qu’une question secondaire ; dès lors, le problème de la détention et de l’utilisation du temps de la détention n’est pas analysé ; de là s’ensuit l’idée que la prison est faite pour souffrir et qu’un prisonnier ne peut être mieux traité que n’importe quel individu vivant à l’extérieur. L’analyse de M. Robert Badinter devant la commission d’enquête est tout à fait éclairante sur le sujet :
« J’en arrive à ce qui domine, à mon sens, le problème. Une loi d’airain pèse sur la prison. Je l’ai appelée « loi d’airain », car je ne l’ai jamais vue démentie : vous ne pouvez pas, dans une société démocratique déterminée - je ne parle pas des prisons totalitaires, car l’idée même de respect de la dignité humaine n’existe pas - porter le niveau de la prison au-dessus du niveau de vie du travailleur le moins bien payé de cette société. Le corps social ne supporte pas que les détenus vivent mieux que la catégorie sociale la plus défavorisée de la société. En effectuant des voyages pénitentiaires, on constate que les pays où l’on trouve des prisons décentes sont des pays du nord de l’Europe, avec une très forte conscience sociale et un niveau d’égalité sociale très poussé, où les garanties données aux catégories sociales les moins favorisées de la société sont très élevées. Ce n’est pas sans raison si les meilleures prisons d’Europe se situent en Suède, en Hollande ou en Norvège : la loi d’airain fixe le niveau très au-dessus du nôtre ... »
« Dans la société française - et en général dans toutes les sociétés marquées par une empreinte profonde du catholicisme - prévaut l’idée que la prison est un lieu fait pour souffrir. Durkheim a écrit des pages admirables sur la peine il y a un siècle ; depuis, rien n’a été fait de mieux sur la peine que l’analyse de Durkheim 20. Le crime, le délit grave, le délit tout court engendrent une réaction sociale, laquelle pour s’apaiser appelle une sorte de compensation sous la forme d’une souffrance de celui que l’on identifie comme l’auteur du trouble apporté à la collectivité. Une liaison s’est opérée entre prison et souffrance, car la prison est une peine et que la peine signifie douleur. Quand j’entends de grandes autorités déclarer que la prison n’est que la privation de liberté, je souris toujours intérieurement : d’une façon non dite mais ressentie, il en va différemment. La prison est un lieu de peine, ce n’est pas qu’un lieu de privation de liberté. Je rappelle ces réactions qui surgissent lors de grands progrès carcéraux : « Il n’y en a que pour eux », le quatre étoiles, la télévision et le reste ! La pédagogie a un rôle important mais elle est difficile à faire entendre. Il y a des périodes favorables et des périodes défavorables : périodes favorables quand survient, comme maintenant, une prise de conscience de la réalité des prisons. Ces périodes cessent par le jeu des circonstances ; que survienne une prise d’otage, qu’un gardien soit, hélas victime d’un grave attentat dans une prison et aussitôt le climat change. Il existe donc des moments pendant lesquels on peut agir. Je pense que nous sommes à l’un de ces moments, mais qu’il est à la merci d’un incident qui peut survenir à tout instant, car la prison est un monde de violence, d’épreuve de forces ; tout peut y advenir à tout moment ; c’est d’ailleurs ce qui fait la difficulté de la gestion des prisons par les services de l’administration pénitentiaire. »
Or l’abolition de la peine de mort en 1981 impose que l’on réfléchisse à la façon de punir les crimes les plus odieux et à ce que l’on attend de la prison. Priver quelqu’un de liberté à perpétuité, c’est le faire mourir lentement ; l’opposition de principe à la peine de mort implique au contraire que la société envisage à terme la réintégration de ceux qui semblent définitivement exclus par l’atrocité ou la répétition de leurs crimes.
« L’abolition de la peine de mort et les débats de qualité qui eurent lieu à l’époque ne permettent plus aujourd’hui de débattre des peines alternatives à la peine de mort. La mise en place de peines de sûreté pour les peines à temps prononcées depuis ou pour les réclusions criminelles à perpétuité n’a donné lieu qu’à très peu de réflexions. Il en a été singulièrement de même pour la mise en place d’une peine qui me paraît irréaliste : la peine incompressible de trente ans. A Ensisheim, cinq détenus sont condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité assortie de périodes de sûreté de trente ans. Je ne sais comment gérer ce désespoir ni comment les condamnés arrivent à survivre avec cette absence de perspective. Cet arsenal répressif mis en place vise, en réalité, plus ou moins une exclusion définitive. Ceci est suffisamment grave pour rendre nécessaire, à nouveau, une analyse des possibilités de faire valoir une évolution du comportement d’une personne condamnée, pour que cela puisse influer sur la perspective d’un projet de sortie et de l’accompagnement nécessaire. » (Mme Valérie Decroix, directrice de la maison centrale d’Ensisheim)
L’abolition de la peine de mort doit dès lors se traduire par une conception exigeante de la société envers le système pénitentiaire. Il serait profondément hypocrite d’abolir la peine de mort sans changer les conditions de détention, sans envisager la réintégration sociale et sans accepter aussi les risques sociaux que suppose cette réintégration.
Envoyer quelqu’un en prison est encore trop souvent perçu comme l’unique moyen de soulager la victime et d’apaiser le corps social. Tout se passe comme si l’on ne voulait pas savoir ce qui adviendra après, après la phase du procès, après la condamnation. La prison est conçue non pas comme un lieu où l’on va amender le délinquant, voire le guérir, mais comme un trou noir où l’on s’en débarrasse, un moment de non-vie. On rejoint ici actuellement la conception de la peine comme sanction d’un fait et non d’une personne.
La prison permet de reléguer le délinquant et elle occupe à cet égard dans l’imaginaire collectif les mêmes fonctions que la peine de galères sous l’Ancien régime ou de transportation au XIXème siècle : on ne sait pas le réintégrer. M. Nicolas Frize, responsable de la commission prison de la Ligue des droits de l’Homme, a posé la question en ces termes devant la commission d’enquête :
« Indépendamment de son aspect symbolique, il faut s’interroger sur le sens de cette durée. Quel est le sens de la peine ? Je propose de mener une action positive pendant une durée plus courte. Si on ne fait rien faire aux détenus et si on les « casse », il faut recourir à des peines de quarante ans. Je me demande même si on ne devrait pas alors les laisser en prison toute leur vie, car il serait préférable qu’ils ne sortent pas. Mais si on entreprend une action positive, la détention peut être plus courte. Il faudrait d’ailleurs que les peines soient plus courtes, car plus elles durent et plus ce que l’on fait de bien se détruit de lui-même, par la déstructuration de l’individu. Je vous renvoie à des études réalisées par des psychanalystes qui indiquent qu’après onze ans de détention, les séquelles sont irréversibles. Je pense profondément qu’il faut cesser de condamner à de longues peines sans contenu. Il faut donner du contenu à la peine et en diminuer la durée.
M. Renaud Donnedieu de Vabres : Pensez-vous que l’on peut être suffisamment optimiste sur la qualité de votre travail, que je ne remets évidemment pas en cause, pour que l’on puisse entrer dans cette logique de raccourcissement de certaines peines lorsqu’il s’agit de cas particulièrement graves ?
M. Nicolas Frize : Lorsqu’une personne reste vingt ans en prison, on peut penser que pendant ce laps de temps la société est protégée quitte à ce que la personne, soit détruite. Mais cette personne sortira. Indépendamment de l’indignité dont vous êtes l’auteur en la détruisant, il faut savoir que cette personne, lorsqu’elle sort, est très hautement déconstruite et qu’alors la société court des risques très importants. Que faut-il faire dans les prisons pour qu’elles nous garantissent, d’autant qu’elles coûtent fort cher, des résultats tangibles en matière de restructuration et de réparation des personnes ? On constatera, alors, que l’on n’a pas besoin de longues peines d’autant que l’action engagée sera contradictoire avec la destruction que celle-ci entraîne. »
M. Ivan Zakine, membre du Comité européen pour la prévention de la torture a resitué cette exigence de réintégration du condamné, et des conséquences qu’elle implique pour les conditions de détention, dans sa perspective historique :
« La prison est une notion relativement moderne dans notre société. En effet, c’est la révolution de 1789 qui a fait de la prison un mode d’exécution des peines ; elle ne servait auparavant qu’à la détention provisoire et à la rétention des dettiers, c’est-à-dire ceux qui ne payaient pas leurs dettes. A partir de ce moment-là, une nation, une société a l’obligation de respecter un minimum de règles à l’égard de l’homme ou la femme placé en prison, puisque, par hypothèse, on a décidé que ces personnes réintégreraient au bout d’un certain temps la communauté nationale, ce qui n’était pas la conception de la transportation. Il faut réaliser qu’une telle décision a un coût ; une prison et des places de prison sont plus coûteuses qu’un banc sur une galère qui vogue sur l’océan ou, comme on disait à l’époque « un hamac en Nouvelle-Calédonie ».
Définir le sens de la peine, réfléchir à ce que l’on veut que soit la prison implique un effort de pédagogie ; il semble nécessaire dans cette optique que le débat démocratique puisse avoir lieu, loin de toutes contingences liées à telle ou telle affaire et dépouillé de toute démagogie. Il faut dans ce contexte que le Parlement se saisisse du sujet ; comme on le verra, l’administration pénitentiaire est aujourd’hui régie par le décret, la circulaire et les notes de service. Il est indispensable que la politique réinvestisse le champ du sens de la peine et des missions attribuées à la prison. Faute de quoi, la technique et l’administratif se substitueront au débat démocratique et relégueront la question de la prison à des impératifs de coût et de gestion.

d) Le sens de la peine, enjeu fondamental pour le détenu

La question du sens de la peine est absolument fondamentale pour le détenu. Les visites effectuées par les membres des commissions d’enquête dans les maisons centrales ou les centres de détention nationaux ont permis de constater le désarroi face à la longueur des peines. Il est indispensable que le détenu comprenne pourquoi il est là ; sans la réponse à cette question, il ne peut envisager d’amendement et encore moins de réinsertion.
Ce qui fait qu’un condamné s’engage vraiment dans une réflexion sur le rapport à la loi dépend de conditions multiples et complexes. En premier lieu, il ne peut y avoir d’adhésion à la peine que s’il y a eu adhésion au procès. Comme l’a dit Me Teitgen, bâtonnier de l’Ordre des avocats à la Cour d’appel de Paris :
« Il faut également comprendre que l’exemplarité de la peine, c’est aussi l’exemplarité du procès. Si aujourd’hui vous allez dans les juridictions correctionnelles parisiennes, vous constaterez qu’il n’y a plus d’exemplarité du procès et qu’il ne peut plus y en avoir.
Les rôles sont surchargés ; le rôle de la 23e chambre - qui est une juridiction de comparution immédiate - compte une soixantaine d’affaires par jour. Une juridiction correctionnelle de droit commun va traiter dix ou quinze affaires par jour ; en conséquence la personne qui comparaît devant le juge vit son procès comme quelque chose d’assez banal ; la procédure va très vite et cela devient incompréhensible pour la personne poursuivie.
On se rend compte, finalement, qu’il y a peu d’exemplarité du procès parce qu’il y a une banalisation, les magistrats n’ayant pas le temps d’organiser un procès qui constituerait un rappel à la loi. »
S’il n’y a pas exemplarité du procès, la sanction risque d’être mal comprise et être perçue comme arbitraire.
Cette conception de la peine implique également que soit limitée au maximum la détention provisoire. Celle-ci ne peut en aucun cas préparer le détenu à la réinsertion et à l’amendement. Dans une situation d’attente, le prévenu ne peut rien reconstruire. C’est ce qu’a observé M. Nicolas Frize dans son intervention :
« La situation des prévenus est ingérable, en ce sens qu’une personne exécute de fait une peine qui n’a pas été prononcée. Elle ne comprend donc plus ce qu’est la peine, mais elle est exposée comme victime. En attente d’être jugée, elle est déjà victime. Dès lors, elle est incapable d’assurer la responsabilité de son délit, d’accompagner l’instruction, c’est-à-dire d’adopter une position constructive avec le juge dans la découverte de la vérité. Elle est incapable d’assumer son acte, car elle est mise en opposition frontale et violente avec l’institution. Parce qu’elle est déjà considérée comme coupable, mais surtout, parce qu’elle n’est pas encore coupable, elle est victime. Avec les prévenus, il est impossible de gérer la peine ni de rien entreprendre, d’autant que les inscriptions scolaires, les formations professionnelles ou le travail ne sont pas possibles, puisque les détenus sont en situation d’attente et se rendent régulièrement à l’instruction. Tout ce que la prison génère comme ruptures est pour eux injuste et rien, par conséquent, ne peut se construire. Dès lors qu’ils sont condamnés, même pour de courtes peines, on peut dans les maisons d’arrêt, entreprendre quelque chose, car la peine a du sens. Elle a été prononcée et elle s’applique. »
La question du rapport à la peine et de sa signification pour le condamné se pose également dans le cas de courtes peines.
Effectuées dans des maisons d’arrêt trop souvent surpeuplées, dans des conditions de détention insupportables, ces peines ne peuvent être perçues comme un véritable rappel à la loi. Elles sont au contraire souvent vécues par une population jeune, déshéritée et entrée dans un cycle de délinquance, comme la confirmation et l’aboutissement d’un processus définitif d’exclusion de la société. Elles cassent le délinquant sans lui donner les clés de sa réinsertion. A la question de l’utilité des peines inférieures à six mois, M. Francis Teitgen a répondu de manière très symptomatique qu’elles servaient d’abord à rassurer la société ! Il a ajouté à ce sujet : « Les courtes peines d’emprisonnement n’ont aucun sens ; il n’y a pas de mécanisme de réinsertion possible dans des délais aussi courts, pas de pédagogie possible, pas de formation professionnelle possible. Par conséquent, ces courtes peines sont totalement inutiles. »
Enfin, et surtout, les conditions d’adhésion du condamné au système carcéral, conditions indispensables à une future réinsertion, ne sont remplies que si les conditions de détention sont dignes d’un état démocratique et conformes à un Etat de droit.
Il ne peut être exigé du détenu de respecter à sa sortie les règles de la société, si le fonctionnement de l’institution carcérale n’a pas lui-même respecté le détenu en tant que sujet de droit.
« Il faut convenir que, dès lors que la privation de liberté est un mode de sanction d’une infraction, il appartient à la nation d’améliorer les conditions de vie des détenus... Je dis qu’à tout le moins les conditions matérielles de vie dans la prison doivent être telles que celui qui en sortira inéluctablement, puisque telle est l’option prise, ne soit pas un révolté contre la société ; il ne faut pas que celui qui a connu la prison veuille faire payer le temps qu’il y a passé, au motif qu’il y a subi des conditions de vie indignes d’une société évoluée comme la nôtre. » (M. Ivan Zakine)
Pour réaliser cet objectif d’adhésion du condamné au système pénitentiaire, une définition claire des missions de l’administration pénitentiaire s’avère déterminante.

e) les missions de l’administration pénitentiaire

C’est la définition du sens de la peine et sa conception par l’opinion publique qui circonscrivent les missions de l’administration pénitentiaire. Le désarroi exprimé par le personnel de surveillance lors des visites d’établissements pénitentiaires traduit un manque de visibilité dans la définition de ces missions.
Ce personnel souffre d’une perception de la prison conçue désormais comme un lieu de relégation, lieu d’accueil ultime d’une population de plus en plus en rupture avec les règles de la société.
La prison comme l’aboutissement d’échecs successifs d’institutions comme la famille, l’éducation ou l’hôpital, est une réalité ; elle ne doit pas cependant être uniquement assimilée à ces échecs, faute de quoi elle ne peut que susciter le découragement. C’est pourquoi il est nécessaire de redéfinir par la loi les missions dévolues à l’administration pénitentiaire. La loi du 22 juin 1987 a fait une première tentative en énonçant, dans son article 1er, que « le service public pénitentiaire participe à l’exécution des décisions et sanctions pénales et au maintien de la sécurité publique ; il favorise la réinsertion sociale des personnes qui lui sont confiées par l’autorité judiciaire ; il est organisé de manière à assurer l’individualisation des peines. »
Le Conseil Constitutionnel, dans sa décision du 20 janvier 1994, a précisé la hiérarchie de ces missions : « l’exécution des peines privatives de liberté en matière correctionnelle et criminelle a été conçue, non seulement pour protéger la société et assurer la punition du condamné, mais aussi pour favoriser l’amendement de celui-ci et préparer son éventuelle réinsertion. »
Alors qu’il existe en matière de sécurité une obligation de résultat, il ne semble y avoir qu’une obligation de moyens (« préparer l’éventuelle réinsertion ») pour la réinsertion.
En fait, la dichotomie entre mission de sécurité et mission d’insertion est beaucoup plus factice qu’il n’y paraît ; la garde du détenu sans l’objectif de le réinsérer induit la récidive.
Il faut dès lors redéfinir les missions de l’administration pénitentiaire pour lier de manière indissociable garde et insertion. Ce constat est partagé par l’ensemble des institutions et personnes intervenant en milieu pénitentiaire.
Reste, bien entendu, à la suite de la définition de ces missions, la question des moyens.