CONCLUSION : LES DEUX FRANCES
La vraie question, une fois rappelé ce bilan, regroupées ces propositions et dressée la liste provisoire des ruptures, est de savoir à quoi ressemble ce projet de société qui peu à peu se dessine ? Au-delà de la rhétorique de meeting, des palinodies et des postures inévitables de la campagne électorale, il faut tirer les fils de la pelote lentement assemblée depuis quelques années.
Nouvelle frontière intérieure, la déviance.
À quoi ressemblerait la France une fois rompus ces équilibres, oubliés ces principes, abolies ces limites ?
Le pays qui se profile est un pays profondément divisé. Car la vraie, la profonde rupture est là : dans une nouvelle frontière intérieure qui séparerait deux catégories d’individus : les citoyens ordinaires et ceux de seconde zone. Du bon côté de la ligne, les “normaux”. De l’autre, les “déviants”. Ici, ceux qui ont réussi, les riches, les puissants, les chanceux, les “méritants”, les “performants”, pour lesquels l’Etat donnera le meilleur de ce qu’il a. Là-bas, du mauvais côté, les exclus, les ratés du système, tous ceux qui, à un moment donné de leur vie ont failli, ceux qui, un matin plus dur qu’un autre, n’ont pas réussi à se lever assez tôt, pour lesquels l’Etat se montrera “implacable”. Mais aussi tous ceux qui ne correspondent pas au modèle idéal. Cette France-bis risque de regrouper plus de monde qu’on ne le pense. Car la frontière ne sera pas seulement celle de l’argent. Elle sera aussi et surtout celle de la déviance.
On pense évidement aux délinquants : les autres. Mais depuis Outreau, beaucoup de Français se demandent avec un peu d’inquiétude s’ils ne peuvent pas faire partie du jour au lendemain des “autres”. Si la prison semble encore lointaine, la geôle du commissariat semble un avenir moins improbable. À force d’interpeller n’importe qui, on peut légitimement se demander si parmi les 530.000 personnes gardées à vue en 2006 et donc intégrés aux fichiers de police, ne se sont pas glissés, dans ce peuple grandissant des suspects, quelques dizaines de milliers de purs innocents. Au rythme de 40.000 gardés à vue en plus chaque année, un simple calcul de probabilité fait frémir.
Cette sous-France rassemblera bien au-delà des délinquants, réels ou probables. Le projet le plus révélateur de Nicolas Sarkozy - projet qu’il a été contraint d’abandonner provisoirement - est cette fameuse détection précoce des enfants présentant des troubles du comportement. Cette façon de penser les individus, puis de les traiter dans des catégories étanches où chacun est placé en fonction d’une inadéquation à un modèle idéal est à la base de ce projet de société.
C’est dès la toute petite enfance que se mettrait en place la ligne de partage. Le tracé de la frontière débute aussi précocement. Il y aura les calmes, les placides, les “normaux”, ceux qui arrivent à avancer sur la ligne bien droite qu’on leur a tracée. Et les autres. Qui entreront dans la grande catégorie des personnes présentant des troubles du comportement avec carnet de suivi à la clé.
Toute la philosophie politique de Nicolas Sarkozy est là : dès qu’un individu n’entre pas dans le “moule” ordinaire, dès qu’il franchit les limites de ce qui est considéré comme la norme, le voilà étiqueté et pour longtemps. Vision simplifiée de l’homme et de la société, philosophie de comptoir ou de meeting, mais qu’on retrouve à tous les niveaux d’une société étroitement compartimentée.
Société policière
Ce qui est détestable et profondément contraire à l’idée de démocratie, c’est cette volonté, une fois repéré un problème, une fois isolé un groupe de population “à risque”, d’en garder la trace et de confier à l’Etat ou aux pouvoirs publics la mise en place d’une surveillance à long terme avec la perspective rapide d’une répression implacable si l’anomalie subsiste. Tout doit être classé, répertorié, fiché. Et évidemment surveillé sinon ces classements perpétuels n’auraient aucun sens. On pourrait soupçonner une obsession personnelle du fichage, une pathologie quelconque. Mais nous sommes ici sur le terrain politique. C’est le modèle social qui est en cause. Dans cette société sous très haute surveillance, à chacun son fichier. On a vu qu’ils étaient devenus ingérables. On ne peut s’empêcher aux Etats Unis d’avant le 11 septembre. Voilà un pays qui se croyait protégé par un système d’écoutes et de surveillance couvrant la planète entière. Mais il ne suffit pas de ficher, de surveiller, d’écouter, il faut pouvoir exploiter tous ces renseignements, les mettre à jour, les utiliser rapidement. A vouloir tout surveiller, on ne surveille plus rien. La vraie sécurité n’est pas de cet ordre-là.
La France aurait certainement, sous Nicolas Sarkozy, un des plus beaux réseaux de surveillance du monde. Le maillage serait très fin. Les enfants qui font l’école buissonnière seront déjà répertoriés dans les mairies (loi sur la prévention de la délinquance). On saurait enfin grâce aux fichage ethnique qui sont les noirs, les blancs, les métis, les arabes... On saurait aussi qui a été hospitalisé en psychiatrie grâce au fichier des hospitalisations d’office écarté provisoirement de la loi sur la “prévention de la délinquance” devant les protestations du monde de la psychiatrie. Les renseignements généraux pourraient continuer à surveiller les déviants politiques. Les 800.000 fiches et dossiers que reconnaît aujourd’hui détenir le directeur central de ce service, proche de Nicolas Sarkozy, devraient être rapidement dépassés. Avec comme critère de surveillance et de fichage cette notion plus qu’élastique de “trouble à l’ordre public” qui permet toutes les dérives et tous les abus récemment constatés.
Société de violence
On aurait tort de croire que cette France-bis pourrait rester cantonnée aux délinquants, aux déviants, aux “anormaux” de tout poil. Tout simplement parce que dans une démocratie, les libertés ne se divisent pas. On ne peut faire longtemps coexister au sein d’une République deux types de citoyens. La suspicion est contagieuse. La volonté de contrôle aussi. Une société policière se nourrit d’elle-même. De proche en proche, de fiche en fiche, c’est le corps social tout entier qui se durcit et se sclérose. Il serait tout aussi illusoire de croire que les tensions déjà si fortes en France disparaîtraient sous ce régime. La simplicité des recettes ne tient que par la promesse de résultats foudroyants : le Kärcher est censé tout nettoyer. Opération magique, conte à dormir debout. Le réveil est généralement très dur. Le Kärcher nettoie vite mais ne répare rien et on ne peut l’utiliser en permanence : son jet est trop fort. Il est d’ailleurs déconseillé pour les enfants.
L’un des plus graves dangers que recèle ce projet de société sous pression permanente est l’accroissement inévitable de la violence. Celle-ci ne résulterait pas seulement des tensions sociales engendrées par une politique économique ultra-libérale (fin annoncée du “modèle social français”, atteinte au droit de grève, à la liberté syndicale, précarisation généralisée du contrat de travail...) mais d’une incapacité à analyser, à comprendre, à prévenir et à traiter le phénomène de la violence. Ce mal est au coeur de notre société et pas seulement dans les statistiques policières. Elle gangrène progressivement l’ensemble des rapports sociaux. Répondre à la violence par la violence est une erreur tragique qui ne ferait qu’amplifier le phénomène. On ne peut indéfiniment augmenter le contrôle social. On ne peut en permanence répondre par la répression, par la criminalisation des comportements. On ne peut indéfiniment augmenter le nombre des policiers, des fichiers, des prisons. Car au bout de toutes ces ruptures, il y la rupture avec notre identité propre, celle d’une France tolérante, ouverte, diverse, libre et exigeante qui a fait notre fierté.