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Prison et regard sociologique (Gilles Chantraine)

Publication originale : mai 2004

Dernière modification : 31 décembre 2010

Texte de l'article :

Gilles CHANTRAINE

Prison et regard sociologique (mai 2004) Pour un décentrage de l’analyse critique

La sociologie qualitative en prison est-elle utile ? Quelle question ! N’est-elle pas sans objet, déplacée, provocatrice, ou tout cela à la fois ? La connaissance, la volonté de savoir, la vérité, l’objectivité, la scientificité ne se justifient-elles pas d’elles-mêmes, dans leur positivité propre ? N’est-il pas légitime que le sociologue, et, a fortiori, le sociologue engagé, s’attache à décrypter les ressorts sociaux des réalités carcérales ? La réponse affirmative à cette dernière question ne doit pas éluder la complexité du problème.

D’abord, soulignons que les savoirs et les discours sur la prison, aujourd’hui, ne manquent pas : rapports parlementaires volumineux, documentaires originaux, récits autobiographiques expressifs, témoignages de professionnels avisés, articles de journaux diversifiés, militantisme d’information, etc. Ces documents témoignent souvent d’un véritable travail d’investigation et offrent un ensemble de descriptions et d’interprétations considérables. Dès lors, s’il subsiste de véritables zones d’opacité sur la vie (et la mort) en détention [1], les affirmations habituelles, presque monotones, selon lesquelles la recherche sociologique se justifie par la nécessité d’enrayer le processus de « méconnaissance » de l’institution, et que cette « méconnaissance » constituerait le facteur principal de son « inertie historique », sont aujourd’hui insuffisantes ; du moins, il y a là un problème qui mérite d’être creusé plus profondément. Quelle sorte de savoir voulons-nous opposer à ces savoirs que nous croyons moins pertinents ?

Notre perception de la complexité du problème est basée sur la conviction selon laquelle, à l’heure du renforcement sans précédent de l’emprise carcérale, à l’heure également de la domination des discours gestionnaires visant à développer l’efficience du système pénal sur les autres types de discours, à l’heure, enfin, d’un recul notable de l’espace imaginaire des possibles dans la pensée intellectuelle [2], il nous semble essentiel que les sociologues de la prison redoublent non seulement d’imagination sociologique [3], mais également de vigilance critique vis-à-vis de leurs propres présupposés, de leurs propres habitudes et des principes de justice sociale à partir desquels ils adoptent leur posture critique. Il faut donc soumettre la critique à la critique, non pas pour l’annihiler mais au contraire pour saisir sa nature et évaluer sa portée potentielle. Cette auscultation réflexive comporte des risques évidents : celui de désarçonner le chercheur dans ses routines conceptuelles et celui de rendre plus laborieux, en conséquence, son travail de recherche. En faire l’économie, en retour, comporte lui aussi un risque, selon nous bien plus dommageable : celui de produire des analyses qui ressembleraient étrangement, ou du moins qui s’accorderaient sans mal, aux systèmes, pratiques et perceptions que le chercheur espère, paradoxalement, critiquer.

Il s’agit donc, dans un premier temps, de discerner, au cœur des savoirs ordinaires et scientifiques, les énoncés autoproclamés « critiques » qui, en épousant les non-dits, les finalités et les mythes de l’institution, tendent à renforcer (efficacement car silencieusement) le dispositif qui la sous-tend ; ce premier point donnera une nouvelle couleur au dilemme des prisons, entre urgence des réformes et refus de l’institution, dilemme qui structure différents discours sociologiques sur la prison. Nous évoquerons ensuite une piste alternative à ce dilemme qui consiste à articuler la recherche qualitative de terrain en prison à l’analyse plus globale des formes contemporaines de gouvernement et d’exercice du pouvoir politique. Ce caractère décentré et transversal propose donc d’appréhender la recherche de prison comme une application singulière d’un programme de sociologie générale, et tente par là d’ouvrir une nouvelle voie, distincte et complémentaire d’une sociologie de la prison plus classique.

1. Humanisme, efficience et refus de l’institution

1.1 L’urgence : le carcéralo-centrisme

M. Foucault a bien mis en valeur la structure de la critique de la prison pénale moderne, composée de six constatations qui, ensemble, dénoncent inlassablement, à travers les époques, « l’échec » de la prison quant à remplir les fonctions qui lui sont officiellement assignées. Ces critiques s’énoncent ainsi : « les prisons ne diminuent pas le taux de la criminalité », « la détention provoque la récidive », « la prison ne peut manquer de fabriquer des délinquants », « la prison favorise l’organisation d’un milieu de délinquants », « les conditions qui sont faites aux détenus libérés les prédisposent à la récidive », « la prison fabrique indirectement des délinquants en faisant tomber dans la misère la famille du détenu [4] ». Ces critiques résonnent encore largement avec les observations concrètes et qualitatives du monde carcéral contemporain : stigmate(s), incertitude, impuissance, ruptures familiales, peine corporelle, désaffiliation, inégalité des conditions de détention, violences physique et symbolique... A ces quelques constats, aussi récurrents qu’actuels [5], notre propre analyse des trajectoires carcérales et du fonctionnement concret de la détention, a ajouté encore deux lourds constats : non-sens pathogène d’un temps carcéral vide [6], et, plus globalement encore, déconnexion patente entre les expériences carcérales « réelles » et la peine telle qu’elle est conçue dans le discours judiciaire [7].

De ces constats sociologiques, l’interprétation et la critique ne doivent pas être trop rapides. En effet, l’histoire pénitentiaire a montré que la recherche de « solutions » urgentes aux « problèmes » les plus cruciaux et aux situations les plus « intolérables » a précisément permis l’adaptation de l’institution à l’état des sensibilités collectives ­ en fonction desquelles est évalué ce qui, dans le châtiment, est « dégradant », « inhumain », « indigne » ou au contraire « supportable » voire « nécessaire » ­, adaptation qui s’avère indispensable à la (re)production de l’homologie fonctionnelle de l’institution à travers les époques, et, en conséquence, à la (re)production de son « échec » [8].

Nous appellerons la critique carcéralo-centrée [9] celle qui, cloisonnée entre quatre murs, va de pair avec l’absence de réflexion approfondie sur le rapport organique que la prison entretient avec le reste de l’appareil répressif, et, plus globalement encore, avec l’ensemble des liens qui lient la prison à l’ensemble des rapports sociaux. En se contentant de placer « la mission la réinsertion » comme socle et comme finalité de l’analyse ­ le travail se limitant à énumérer tout ce qui empêche sa réussite et sa réalisation ­, le chercheur risque d’épouser implicitement le projet correctionnaliste et produit alors une critique molle, étrangement compatible aux pouvoirs disciplinaires qu’une déconstruction plus aboutie aurait dû objectiver [10]. En conséquence, sur ce socle et à travers cette recherche de solutions concrètes, la critique carcéralo-centrée rejoint, de plus près qu’il n’y paraît au premier abord, les discours gestionnaires et technocratiques sur l’institution [11].

Il faut ainsi se méfier de la recherche de réformes carcérales visant à « l’amélioration du sort des détenus » lorsqu’elles ne s’insèrent pas dans une théorie globale de l’enfermement carcéral. En l’absence de la recherche d’une telle théorie, le chercheur reste enfermé, pour reprendre le mot de Watzlawick, dans la bouteille à mouche d’une « réalité » apparemment évidente (avec des énoncés du type « il faut rendre les détenus maîtres de leur propre destin par la mise en place de dispositifs de responsabilisation appropriés ») dont l’objectivité tient pourtant au seul fait que l’on ne la remet pas en question et qu’on l’a aveuglément acceptée comme vraie ; en ce sens précis, ces « évidences » sont d’abord des réalités idéologiques [12]. A l’intérieur de cette bouteille à mouche, le cadre conceptuel ne renferme aucune contradiction alors que, considéré de l’extérieur, comme on vient de le suggérer, ce cadre se révèle constituer un piège [13] ; en d’autres termes, celui qui croyait être critique et pensait penser le système, s’abuse, et risque de redoubler (par l’omission ou la compromission), les « effets de force du monde » qui s’expriment à travers lui [14].

1.2 Le refus : abolitionnisme et dilemme des prisons

Le travail du penseur, tel que l’envisagent Watzlawick et Wittgenstein, serait plutôt de convaincre la mouche enfermée dans sa bouteille que la seule façon d’en sortir est d’emprunter le même conduit étroit par lequel elle était entrée, quand bien même ce conduit paraît plus dangereux que l’espace dans lequel elle se trouvait prisonnière [15]. La critique radicale de la prison telle qu’elle a été façonnée pendant les années 1970-1980 peut être considérée comme une tentative de sortir de cette bouteille à mouche. La prison est déclarée inapte à la réforme, et la seule perspective de mutation sociale-historique envisageable est, en conséquence, l’abolition. Ainsi, face à l’échec intrinsèque de la prison à remplir l’ensemble des missions contradictoires qui lui sont assignées, la suppression pure et simple de la prison, dénoncée comme souffrance stérile [16] a régulièrement été évoquée et réclamée [17] ; chez les plus optimistes (sans que l’on ne sache d’où vient ce curieux optimisme), sa fin est même annoncée comme imminente [18]. L’apport intellectuel certain de ce parti pris a d’abord été de démystifier le Droit, d’opérer une véritable rupture épistémologique avec le projet correctionnaliste, et d’ouvrir ainsi de nouveaux horizons d’analyse.

Seulement, le « critique » risque ici de se retrouver face à une nouvelle impasse. En effet, en affirmant avec aplomb, en point d’orgue de l’analyse, que toute réforme vient renforcer (par l’adaptation et/ou la banalisation) l’institution, la Cause devient paradoxalement plus importante que la situation immédiate et concrète de ceux (derrière les barreaux) que la Cause prétend défendre, créant ainsi une autre réalité idéologique non moins pernicieuse que celle à laquelle elle prétendait s’opposer [19]. On se retrouve donc à nouveau devant le « dilemme des prisons », dont Y. Cartuyvels a rappelé les termes : d’un côté, chercher à faire de la prison un espace de droit, c’est entériner l’existence d’un espace carcéral qui souffre d’un grave déficit de légitimité, accepter le maintien d’un système pénal qui repose sur une privation de liberté qu’on peut juger contraire aux droits de l’homme, accepter la violence d’une logique discriminatoire qui gère l’exclusion (...) de l’autre, refuser toute réforme de la prison, c’est s’empêcher de penser le développement d’un droit de l’exécution des peines, source de garanties, de protection et d’améliorations véritables pour les détenus confrontés, dans leur vie quotidienne, à l’arbitraire et au vide du monde carcéral [20].

Urgence des réformes ­ carcéralo-centrisme ­ et refus de l’institution ­ abolitionnisme(s) ­ forment ainsi deux types d’attitude critique qui, s’entremêlant souvent au cours d’un même discours, structurent pour une part non négligeable des rhétoriques sociopolitiques (hétérogènes et parfois contradictoires), autoproclamées, à tort ou à raison, « critiques ». L’enjeu a parfois consisté à tenter d’extirper une nouvelle dynamique historique qui surpasserait ce dilemme, tel le « minimalisme », dans lequel l’utopie de la disparition de l’institution définit un horizon de pratiques défini par une volonté : toujours moins de détenus, pour des durées toujours moins longues.

2. Décentrage et transversalité

La source de la fécondité actuelle d’un pan de la recherche sur les prisons réside dans sa volonté de trouver de nouveaux modes d’articulation entre le microsociologique et le macrosociologique. Après avoir présenté quelques tendances de cette articulation à travers un rapide balayage, nous explorerons ensuite l’éthos de recherche d’une autre perspective qui, d’un côté, radicalise le caractère transversal de la réflexion, et, d’un autre côté, cherche à s’émanciper du dilemme des prisons présenté plus haut.

2.1 Prison et ordre social

Sous l’influence de penseurs postmodernes majeurs, les impasses de la prison peuvent être recherchées dans son essence même : un projet moderne guidé par la Raison ordonnatrice [21]. La recherche rationnelle d’un monde ordonné qui s’auto-légitime à travers un métarécit d’émancipation, comme « un futur à faire advenir », « une Idée à réaliser [22] », engendre nécessairement ses violences, ses peurs et ses risques ­ qui sont donc ici les « déchets productifs de l’usine de l’ordre [23] » ­ auxquels la prison est précisément censée répondre. Une part du problème est ainsi contenu dans la recherche (moderne et étatique) même de sa solution, ébauchant par là un cercle vicieux : le processus d’incrimination de divers actes peut être illimité et engendre à son tour une répression pénale potentiellement illimitée dirigée vers l’ensemble des actes jugés indésirables [24]. Ici, ce sont les présupposés et les frustrations autoreproductrices du Léviathan qui forment la pierre de touche de l’analyse. Plus classiquement, dans la continuité relative des pionniers Rusche et Kirsheimer [25], d’autres chercheurs s’attaquent à décrypter l’effritement de l’Etat social et son remplacement progressif par un Etat social-sécuritaire [26], voire un Etat-pénal [27], sous l’effet d’une poussée néo-libérale puissante.

On peut voir le premier âge d’or de la sociologie ethnographique de terrain en prison comme mû, plus ou moins explicitement selon les auteurs, par la volonté d’articuler les observations microsociologiques du milieu carcéral aux forces socio-historiques qui donnent forme à l’institution. Pensons par exemple à Sykes qui a brillamment montré comment les relations sociales en prison émergeaient de la confrontation des différents objectifs qu’elle est censée remplir (Custody, Internal Order, Self-Maintenance, Punishment, Reform [28]), ou à Goffman et son concept d’institution totale qui, en tant que concept structural, questionnait l’ensemble du système social [29]. Aujourd’hui, un pan de la sociologie de la prison prolonge cet esprit en décrivant la contradiction originelle entre les missions de « sécurité » et celles de « réinsertion », ainsi que la prédominance de l’impératif sécuritaire sur les autres logiques d’action [30]. A. Chauvenet, notamment, a récemment renouvelé l’articulation micro/macro et a produit une analyse des plus stimulantes des relations sociales en prison en appréhendant la prison pour ce qu’elle est : un système guerrier défensif qui, au lieu d’être construit aux frontières et destiné à se défendre d’un ennemi de l’extérieur, est enclavé dans le tissu sociopolitique aussi bien que spatial et vise l’ennemi de l’intérieur, enfermé entre des murs dont il ne doit pas sortir tant que la justice n’en a pas décidé autrement [31].

Au cœur de cette articulation, c’est donc l’ordre qui sous-tend l’institution qui forme le point de mire de l’analyse critique, guidée alors par le postulat selon lequel un système politique peut se lire dans la manière dont il traite ses déviants [32]. Ce caractère transversal peut être aujourd’hui prolongé.

2.2 Gouvernementalité et assujettissement : renouveler l’analyse qualitative

Surveiller et punir, on le sait, n’est pas tant un livre sur les prisons que sur la discipline, le pouvoir [33] et l’ingénierie sociale mise en place pour la production d’un sujet mentalement souverain et normativement autodiscipliné. La force de l’analyse tenait ainsi à son décentrage et sa transversalité : la prison est une mise en abyme pour explorer les mécanismes souterrains des sociétés modernes. En proposant d’outiller la réflexion sur les prisons en l’inscrivant dans la dynamique des recherches sur la gouvernementalité [34], une voie alternative de recherche se dessine et peut prolonger cet ethos de recherche.

Cette approche peut être complémentaire à une sociologie « classique » de la prison, mais elle met également à l’épreuve certains de ses postulats. Son caractère heuristique tient notamment au fait qu’elle met à distance l’illusion fondatrice d’une institution « hors norme » (ou avec ses propres normes) pour appréhender les rapports sociaux qui se nouent en prison comme relevant d’une nature comparable à ceux de l’extérieur, mais d’une teneur largement amplifiée [35]. La perspective proposée se situe à l’extérieur de la bouteille à mouche carcéralo-centrée et n’offre pas de programme pour une meilleure gouvernance de la prison. Elle cherche au contraire à « déstabiliser le présent », à objectiver et déconstruire le dispositif qui sous-tend un type de gouvernance spécifique.

Ainsi, la nouvelle diversité, le pluralisme et le processus d’ouverture qui caractérisent la détention depuis quelques décennies (dans les domaines du travail, des activités socioculturelles, des interdits et des sanctions, des droits, etc.), ne seraient plus commentés sans grande pertinence comme un processus de « normalisation » des conditions de détention, mais seraient inscrites au cœur d’une analyse de la complexification des modes d’exercice contemporains du pouvoir politique, au cœur d’un triangle souveraineté-discipline-gouvernement [36]. L’analyse de la souveraineté met l’accent sur le pouvoir comme capacité « négative » d’infliger, parfois spectaculairement, des sanctions sur un espace ou un territoire donné ; celle de la discipline met l’accent sur les techniques de surveillance, d’individuation et de normalisation ; enfin, dans celle du gouvernement, le pouvoir est plutôt saisi comme une fonction de type « inciter, susciter, combiner », une « conduite des conduites » qui produit du réel et de la vérité avant de réprimer [37]. L’accent n’est donc plus mis sur les dimensions strictement sécuritaires et répressives, mais plutôt sur le « dispositif » dans lequel elles prennent forme et la diversité des techniques de gouvernement avec lesquels elles viennent s’entrelacer. Prenons, de manière trop succincte sans doute, deux exemples émergeants de nos recherches menées en France et au Québec.

En France d’abord, nos recherches ont mis au jour une situation perverse, dans laquelle la « responsabilisation » à laquelle sont sujets les détenus ­ « arrêter les bêtises », « trouver un travail », etc. ­ est conjointe à leur stigmatisation et leur dépossession de leur modes habituels d’action. En ce sens, c’est là un point essentiel, cette situation constitue une forme extrême d’une nouvelle forme de domination, bien pointée par la sociologie générale, qui traverse l’ensemble du champ social : ceux qui disposent le moins des moyens pour se responsabiliser et prendre en main leur existence sont également ceux qui sont le plus soumis à cette injonction [38]. Loin d’atténuer la prégnance des contraintes sociales, les injonctions contemporaines à l’individuation et à la responsabilisation provoquent de nouvelles formes d’assujettissement. La prison, en bout de course des circuits d’exclusion, constitue une forme aboutie et épurée de ce processus, dans lequel l’exigence socialement imposée de se comporter comme un individu devient une lourde charge lorsque les individus ne possèdent pas les conditions pour agir ainsi et lorsque cette norme n’est pas voulue par eux, mais leur est imposée de l’extérieur [39].

Au Québec, ensuite, nos recherches actuelles sur le rôle du leadership (officiel et officieux) dans le gouvernement des pénitenciers au Québec [40] ont fait apparaître une situation complexe. Sujets aux suggestions de prises d’initiative, les comités de détenus [41] créent librement des activités qui leur seront retirées en cas de trouble à l’ordre interne. Ils créent ainsi eux-mêmes les « bonbons » du « système bonbon » ­ tel qu’on l’appelle dans le jargon -­ système individualisé de privilèges personnels et collectifs sur lequel se fonde l’ordre en détention. Les détenus sont ainsi, pour parler comme Nikolas Rose, gouvernés à travers leur liberté [42], cette liberté venant renforcer et complexifier les sanctions traditionnelles et les pouvoirs plus strictement disciplinaires, faisant apparaître une technique de gouvernement complexe [43].

Plus globalement, l’analyse du gouvernement des prisons, saisie comme une histoire du présent de la « privation de liberté », doit donc être articulée à une histoire de la « liberté » elle-même, ou, plus précisément, des formes d’assujettissement qui se forment en son nom. Foucault a décrit une prison correctionnaliste, à une époque où la liberté des Lumières allait de pair avec la normalité, d’où l’essor et le développement des grandes disciplines sociales qui ont fait l’objet de la critique du philosophe. Aujourd’hui, après une période durant laquelle la liberté a été fortement connotée aux conceptions de la solidarité sociale, elle apparaît davantage articulée aux injonctions à l’individuation, à l’autonomie, à la réalisation de soi dans le travail, à l’introspection psychologique et au bonheur consumériste [44]. Un jeu permanent entre l’ordinaire (formes partagées intra et extra muros des techniques de gouvernement) et l’extraordinaire doit permettre de renouveler et de complexifier la critique. Il ne s’agit donc pas d’ignorer les spécificités propres à l’univers carcéral (prégnance du sécuritaire, confinement dans la promiscuité, déplacement des modes de résistances, réduction des « choix » possibles de l’acteur, etc.), mais néanmoins d’objectiver les formes d’assujettissement communes, complémentaires et/ou distinctes aux circuits d’inclusion et aux circuits d’exclusion, dont la prison [45].

Pour conclure, soulignons qu’en ne basant pas la critique sur la recherche d’un Progrès universel, mais plutôt à travers une « déstabilisation du présent » par le biais d’une déconstruction des techniques de gouvernement, des savoirs qui les structurent, et des formes de résistances des acteurs aux pouvoirs qui s’exercent sur lui, à travers lui, en prenant appui sur lui, le chercheur rompt avec les tendances victimaires et misérabilistes de l’attitude abolitionniste, qui tend à « compresser » le réel sous le sceau de la souffrance. Au contraire, l’analyse cherche à saisir la diversité et l’hétérogénéité des expériences carcérales et la complexité des modes d’exercice du pouvoir en détention, dans leur historicité, leur contingence et leur localisme. De même, il s’agit toujours d’enrayer l’indifférence morale que la société porte sur ses détenus, mais cet enrayement ne se constitue plus sur la base d’un humanisme universel [46], mais, plus modestement et plus pratiquement, par l’objectivation de la participation active de la prison à des formes nouvelles de dominations qui la dépassent tout en tendant vers elle, auxquelles la prison s’adapte aisément parce qu’elle les renforce. Par cette transversalité, c’est la stigmatisation, la réduction au statut de délinquant et l’altérité produites par la criminalisation qui sont mises à mal, grâce à la mise au jour d’assujettissements similaires, par-delà les murs. C’est donc à la force, la solidité et la simultanéité des diverses dimensions de ce détour transversal, et, en retour, à sa capacité à mettre à l’épreuve les principes de la justice criminelle que l’on pourra juger de « l’utilité » d’une sociologie qualitative en prison.

Références bibliographiques

Source
Gilles Chantraine . « Prison et regard sociologique (mai 2004) ». champpenal, Vol I (2004)
http://champpenal.revues.org/document39.html

Notes

[1] Telles les « suicides peu élucidés » et la sursuicidité patente en détention. Voir, entre autres, Erbin, 2003

[2] Sans mâcher ses mots, Castoriadis (cité par Bauman, 2003, 288-289), parle d’une « épouvantable régression idéologique parmi les lettrés » dans une période qui se définirait au mieux par le repli vers le conformisme

[3] Au sens de Mills, 1997 (1967)

[4] Foucault, 1975, 308-312

[5] Voir notamment, pour le cas français, le récent rapport de l’O. I. P. (2003)

[6] Chantraine, 2004d

[7] Chantraine, 2004a

[8] Nous avons proposé une interprétation globale de cette dynamique reproductive de l’institution dans Chantraine, 2004b

[9] Nous reprenons là l’heureuse expression de Salle, 2003, 406-407

[10] Pire, en redonnant à l’institution des habits respectables, la dénonciation politiquement correcte des conditions carcérales inhumaines s’avère étrangement compatible avec l’accroissement du besoin sécuritaire au quotidien. Voir, entre autres, Kaminski, 2002 ; Boullant, 2003 ; Salle, 2003

[11] Il ne s’agit pas ici de renoncer à l’idée selon laquelle certaines prisons sont moins indignes que d’autres (Faugeron, 2002). Certains mouvements de défense et de promotion des droits des détenus ont porté leurs fruits et ont permis une amélioration objective des conditions de détention. Pour saisir l’esprit de combat et mesurer le chemin parcouru au Québec, on peut comparer Landreville, Gagnon, Desrosiers, 1976, Landreville, 1976, et Lemonde, Landreville, 2002. Cela dit, comme on l’explicitera plus loin, il s’agit moins aujourd’hui de glorifier cette amélioration que d’objectiver le déplacement et la reconfiguration des rapports de force en détention que cette amélioration a (nécessairement) engendrée

[12] Voir Watzlawick, 1988a

[13] Watzlawick, 1988b, 274-275

[14] Bourdieu, 1997, 11

[15] Wittgenstein, 1961, commenté par Watzlawick, 1988b, 269

[16] Hulsman, Bernat de Celis, 1982 ; Mathiesen, 1974

[17] Par exemple Buffard, 1973

[18] Brossat, 2001, 8

[19] Resterait sans doute ensuite à décrypter la reconfiguration, hors les murs, des différents types de contrôles sociaux formels et informels, qui n’auraient peut-être rien à envier à « l’abominable » prison

[20] Cartuyvels, 2002, 130-131

[21] On pense évidemment ici à l’irremplaçable analyse de Christie, 2003 [1993], influencé par l’un des livres majeurs de Bauman, 2002 [1989]. Nous accentuons ici la filiation entre Christie et les postmodernes, sans doute moins présente dans le texte original. Pour une synthèse claire du relatif consensus sur les impasses de la raison moderne chez les penseurs dits (parfois contre leur gré) « postmodernes », voir Brodeur, 1993

[22] Lyotard, 1993

[23] Bauman, 2003 [1995], 114

[24] Voir mon compte-rendu du livre de Christie, dans Chantraine, 2004e (à paraître)

[25] Rusche, Kirscheimer, 1994 (1939)

[26] Mary, 2001. Voir également les réflexions plus larges de Castel, 2003

[27] Wacquant, 1999

[28] Sykes, 1999 [1958], 13-39. Ce n’est là qu’une face de son travail. Pour Sykes, l’ordre social en prison, négocié, émerge plus pragmatiquement d’une double nécessité : celle, pour le détenu, de trouver les moyens de rendre son séjour le moins insupportable possible et celle, pour le surveillant, de faire en sorte qu’il y ait le moins de problèmes possibles en détention (ce qui le conduit, de manière toujours instable, à « lâcher du lest »)

[29] Goffman, 1968. Pour des lectures éclairantes sur cette portée globale, voir Castel, 1989 et Becker, 2001

[30] Pour une synthèse, voir Chantraine, 2000. Voir par exemple, sur les surveillants, Chauvenet, Orlic, Benguigui, 1994, ou, sur la santé et les soins, Bessin, Lechien, 2000

[31] Chauvenet, 1998. Nous avons tenté de prolonger cette réflexion pour décrypter les rapports sociaux entre détenus dans Chantraine, 2004a, 183-223. Wacquant (2001), a également proposé une articulation micro/macro qui permet de saisir la singularité historique des prisons américaines

[32] Perrot, dans Petit, 1991, 12

[33] Deleuze, 1990

[34] Pour des introductions générales, voir Rose, 1993 ; Burchell, Gordon, Miller (Eds), 1991 ; Barry, Osborne, Rose (Eds), 1996. Pour des applications spécifiques de cette approche au monde carcéral, voir Dilulio, 1987 ; Simon, 2000 ; Hannat-Moffat, 2000 ; Carrabine, 2000. Nous nous contenterons donc ici de présenter l’une des voies actuelles les plus fécondes ; soulignons néanmoins que d’autres pistes se développent aujourd’hui. On peut citer Hannat-Moffat (1999), a par exemple proposé une analyse qui intègre les théories de la gestion des risques et de la justice actuarielle ; Carrabine (2000), s’inscrit elle dans une perspective « latourienne » pour saisir les opérations de traduction par lesquels les agents pénitentiaires « traduisent » les missions générales de la prison en pratiques concrètes ; enfin, Kaminski et al., (2001), ont permis de donner une nouvelle couleur au concept d’instrumentalisation appliqué aux pratiques pénales, de part et d’autre de la prison, et démontent, par cette transversalité, quelques évidences. Ces perspectives peuvent être articulées à l’approche présentée ici

[35] Faugeron, 1996, 40

[36] Voir Rose, 1999

[37] Voir Deleuze, 1986

[38] Voir par exemple Martuccelli, 2001, et sa postface dans Chantraine, 2004a ; voir également Chantraine 2003

[39] Par exemple, les journées d’étude du Centre d’Etudes des mouvements sociaux consacrées aux « injonctions d’individuation et supports sociaux des individus », organisées les 28 et 29 avril 2004, témoignent de cette transversalité

[40] Cette recherche, qui donnera lieu à de plus amples analyses, propose d’explorer les ambiguïtés de la figure du leader dans l’économie relationnelle en détention, entre participation active au contrôle des détenus et menace potentielle pour l’ordre

[41] Pour une présentation succincte du rôle des comités de détenus, voir Bernheim, 2003

[42] Voir l’analyse générale de Rose, 1999

[43] Voir Hannat-Moffat, 2000

[44] N. Rose (1999), offre une perspective éclairante de l’histoire croisée de la liberté et des modes d’exercice du pouvoir politique. Voir également Chantraine, 2004c

[45] Sur les formes de contrôle dans chacun des deux circuits, voir Rose, 2000

[46] Sur la crise des méta-récits d’émancipation, voir Lyotard, 1993