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Lettre 189, décembre 1936

Mise en ligne : 2 juillet 2005

Texte de l'article :

Décembre 1936.

Chère Julca,

Tes lettres me causent toujours une grande émotion... mais (ces maudits mais)... elles me laissent quelque peu agité, en proie à des pensées qui tournent à vide. Tu sais que j’ai la manie du concret, que j’admire les... rapports (doklad) quand ils sont bien faits et les comptes-rendus, même lorsqu’ils sont semblables à ceux des nombreux révérends pères jésuites sur la Chine et où l’on apprend toujours quelque chose même après plusieurs siècles. Chérie, je suis d’une pédanterie épouvantable : écris comme tu veux, car tu écris toujours bien, avec une grande spontanéité et en t’y mettant toute entière.

Je suis très content des enfants et de leurs deux dernières lettres, Julik est laconique, épigraphique. Pas un adjectif, pas un mot explétif : presque un style télégraphique. Delio est tout différent. Et toi, chérie, comment es-tu ? je n’arrive plus à me faire de toi une image précise, bien que je pense toujours au passe. Envoie-moi des photographies ; c’est peu de chose, mais elles m’aident. Quand j’étais déporté à Ustica, il y avait un bédouin qui avait pour moi une grande affection ; lui aussi était déporté ; il venait me trouver, il s’asseyait, il prenait le café, il me racontait des histoires du désert et puis pendant des heures il demeurait silencieux à me regarder lire ou écrire ; il enviait les photographies que je possédais et il disait que sa femme était si bête qu’elle n’aurait jamais songé à lui envoyer la photographie de son fils (il ne savait même pas que les musulmans ne peuvent pas reproduire les traits de la figure humaine et il n’était pas bête). Tu ne vas pas devenir « la femme du bédouin », non ?

Chérie, je t’embrasse avec beaucoup de tendresse.

ANTOINE.