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Lettre 149 Prison de Turi, 3 octobre 1932

Mise en ligne : 28 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 3 octobre 1932

Chère Tatiana,

J’ai reçu ta carte postale du 29 septembre. Elle ne m’a satisfait en rien. Tu n’as à t’occuper en rien de ma vie en prison et tu dois modifier en conséquence, si tu ne veux pas cesser de m’écrire, ta correspondance dans ce sens. Je te prie de ne pas discuter mon désir : je me verrais contraint de refuser tes lettres et tes cartes. Je me dirige seul depuis longtemps et je me dirigeais seul étant encore enfant. J’ai commencé à travailler dès l’âge de onze ans, je gagnais bien neuf lires par mois (ce qui signifiait du reste un kilo de pain par jour) pour dix heures de travail par jour, y compris la matinée du dimanche ; je déplaçais des registres qui pesaient plus que moi et de nombreuses nuits je pleurais en cachette parce que tout le corps me faisait mal. J’ai presque toujours seulement connu l’aspect le plus brutal de la vie et je m’en suis toujours tiré, bien ou mal. Ma mère elle-même ne connaît pas toute ma vie et les épreuves par où je suis passé : je lui rappelle seulement quelquefois cette petite partie de mon existence qui avec le recul semble maintenant pleine de bonheur et d’insouciance. Cela à présent lui adoucit sa vieillesse parce que ça lui fait oublier les épreuves bien plus lourdes et les chagrins bien plus amers qu’elle a éprouvés dans le même temps. Si elle savait que je connais tout ce que je connais et que ces événements m’ont laissé des cicatrices, je lui empoisonnerais ces années d’existence où il est bon qu’elle oublie, où il est bon, en voyant la vie heureuse des petits-enfants qu’elle a autour d’elle, qu’elle confonde les perspectives et qu’elle pense réellement que les deux époques de sa vie ont été les mêmes et n’eh font plus qu’une. Chère Tatiana, je t’embrasse affectueusement.

ANTOINE