Prison de Turi, 9 novembre 1931
Très chère Tania,
Je t’écris le jour du cinquième anniversaire de mon arrestation. Cinq années, cela fait un beau petit ensemble et il s’agit en outre de cinq années prises dans la période la plus productive et la plus importante de la vie d’un homme. Mais, désormais, elles ont passé et je n’ai nulle envie de faire un bilan des profits et des pertes ni de larmoyer amèrement sur ce morceau de mon existence qui s’en est allé au diable. Ces années, je crois, coïncident toutefois avec une période déterminée de ma vie physiologique ; je veux dire qu’elles auront été nécessaires et suffisantes pour adapter mon organisme aux conditions pénitentiaires. La douleur que je ressens au côté depuis trois mois est peut-être le début d’une période nouvelle où la vie pénitentiaire se fera plus durement sentir, où elle s’imposera comme quelque chose de toujours actuel qui agit de manière permanente pour détruire les forces qui restent.
Je crois que le paquet de médicaments que tu me dis avoir expédié est déjà arrivé et que, dans peu de jours, on m’en remettra le contenu. Le sirocco soufflant à nouveau, j’ai encore éprouvé des souffrances aiguës, c’est pourquoi j’attends d’avoir les médicaments à ma disposition pour en avoir quelque soulagement. J’ai oublié de t’écrire pour te prier de m’envoyer du papier à cigarettes. Peut-être t’étonnes-tu que je consomme tant de papier alors que je t’ai écrit que j’ai réduit de beaucoup la consommation du tabac. Les deux faits ne sont pas contradictoires ; au contraire ils sont étroitement dépendants l’un de l’autre. Je me suis aperçu qu’en réduisant la surface du papier, c’est-à-dire en diminuant sa hauteur et sa longueur on peut faire beaucoup de petites cigarettes (trois au lieu d’une) ; au lieu d’une seule fois on peut avec la même quantité de tabac frais fumer trois fois un petit peu, juste ce qui suffit à enlever l’envie de fumer.
Les prisonniers fument trois fois la même cigarette (ils la fument par sections successives), puis ils utilisent à nouveau le tabac du mégot. Cette pratique me dégoûte. Je préfère ma solution : elle demande, il est vrai, beaucoup de papier, plus qu’on ne peut en acheter avec le tabac et les allumettes. Pour les allumettes, on use de la pratique pénitentiaire qui consiste à couper chaque allumette en deux dans le sens de la longueur. Cette opération se fait avec une aiguille. Au total, depuis le mois de juillet non seulement je ne fume plus que quarante pour cent du tabac que je fumais auparavant (immédiatement avant, car j’avais fait déjà de précédentes réductions), mais je crois que je pourrai réduire encore. Je réussirai, je pense, à fumer très peu et même dans un certain temps à cesser complètement. Il est vrai cependant que le fait de fumer peu est lié à l’intensité du travail intellectuel ; je lis peu et je réfléchis moins, je ne fais que peu d’efforts intellectuels, et c’est pourquoi je puis fumer moins. Je n’arrive pas à concentrer mon attention sur une question. Je sens que je me désagrège intellectuellement comme je le suis déjà physiquement. Je crois que cet état de choses durera au moins tout l’hiver, ce qui veut dire qu’au cours de cette période mon effort sera à peine suffisant pour éviter toute aggravation, mais non pour me reprendre.
... Je t’embrasse affectueusement.
ANTOINE