Prison de Turi, 13 septembre 1931
Très chère maman,
J’ai reçu une lettre de Thérésine et une de Gracieuse avec plusieurs lignes écrites de ta main. Je te remercie, mais si écrire te fatigue tant dicte ta lettre à Gracieuse ou à Mea ou à Thérésine et n’écris que ta signature. Comme ça tu pourras m’écrire plus souvent. Je répondrai dans l’ordre aux deux lettres. A Thérésine : pour ce qui concerne mes livres j’avais dit à Charles de ne les donner à lire qu’aux membres de la famille qui le voudraient. Ceci est mon principe : je ne veux pas que mes livres servent à faire passer le temps à des gens qui indirectement sont responsables de mon arrestation. A Thérésine j’enverrai comme cadeau l’un des plus beaux romans de Tolstoï, Guerre et Paix, où se trouve l’héroïne Natacha qui est très sympathique. Je remercie François de vouloir devenir aviateur, lorsqu’il sera grand, afin de pouvoir venir m’enlever et me ramener chez ma mère. Il est possible que lorsque je sortirai de prison, dans quatorze ans d’ici, il y ait vraiment en Italie la possibilité de voyager en aéroplane comme aujourd’hui en automobile : c’est pourquoi la promesse de François peut être moins utopique qu’elle ne semble. Il aura alors vingt ans et à vingt ans on peut être un excellent pilote. Je regrette que Mima se soit fâchée parce que je ne lui ai pas promis de cadeaux. Vous pouviez en promettre à ma place et la rendre contente, d’autant qu’il est mauvais que des sentiments d’envie et de jalousie naissent chez les enfants. Ainsi je promets un cadeau à Mima aussi et vous verrez que je tiendrai parole dès que ce me sera possible. Il faut qu’ils prennent tous patience et vous devez expliquer aux enfants qu’être en prison signifie justement ne pas pouvoir faire tout ce que l’on veut et lorsqu’on le veut. Je crois qu’ils pensent que je me trouve dans une espèce d’endroit comme la tour de Ghilarza ; dites-leur qu’au contraire j’ai une cellule très grande, peut-être plus grande qu’aucune des pièces de la maison, mais seulement je ne peux pas sortir Imagine, ma chère maman, et je crois que je ne te l’ai jamais écrit, que j’ai un lit de fer avec un filet métallique, un matelas et un coussin de crin, un matelas et un coussin de laine et que j’ai même une table de nuit. Elle n’est pas de première qualité, mais elle m’est utile. Les choses que m’a écrites Gracieuse m’ont beaucoup intéressé. Si la malaria porte facilement à la tuberculose c’est que la population est sous-alimentée. Je voudrais que Gracieuse me fasse savoir ce que mange en une semaine : une famille de journaliers, une famille de métayers, une famille de petits propriétaires travaillant eux-mêmes leurs terres, une famille de bergers dont l’élevage des brebis prend tout le temps et une famille d’artisans (un cordonnier ou un forgeron). (Questions : en une semaine combien de fois mangent-ils de la viande et combien ? ou n’en mangent-ils pas ? avec quoi font-ils la soupe ? Combien y mettent-ils d’huile ou de graisse, de légumes, de pâtes, etc. ? combien font-ils moudre de blé ou combien achètent-ils de kilos de pain ? combien de café ou de succédané, combien de sucre ? combien de lait pour les enfants, etc. ?)
Très chère maman, J’embrasse tout le monde et pour toi une affectueuse embrassade.
ANTOINE