Prison de Turi, 1er juin 1931
Très chère Julie,
Tania m’a transmis l’ « épître » de Delio (je me sers du mot le plus littéraire) avec la déclaration de son amour pour les récits de Pouchkine. Cette lettre m’a plu énormément et je voudrais savoir si Delio a trouvé lui-même cette façon de dire ou s’il s’agit d’une réminiscence littéraire. Je constate aussi avec une certaine surprise qu’à présent tu ne t’épouvantes plus des tendances littéraires de Delio. Il me semble que dans le temps tu étais convaincue que ses tendances étaient plutôt celles d’un... ingénieur que d’un poète, alors qu’à présent tu prévois que, sans autre forme de procès, il lira Dante avec amour. Moi, j’espère que cela n’arrivera jamais, tout en étant content que Pouchkine plaise à Délio, ainsi que tout ce qui se rapporte aux créations d’une vie qui ébauche ses premières formes. D’ailleurs, qui lit Dante avec amour ? Les professeurs racornis qui se font une religion de quelque poète ou écrivain et qui en célèbrent les étranges rites philologiques. Je pense, moi, qu’une personne intelligente et moderne doit lire en général les classiques avec un certain « détachement », c’est-à-dire en tenant compte seulement de leurs qualités esthétiques, l’ « amour » supposant une adhésion au contenu idéologique de la poésie : on aime un poète donné, on « admire » l’artiste en général. L’admiration esthétique peut être accompagnée d’un certain mépris « civique », comme c’est le cas de Marx pour Gœthe. Je suis donc content que Délie, aime les œuvres d’imagination et qu’il rêvasse pour son propre compte ; je ne crois pas cependant qu’à cause de cela il ne puisse pas tout de même devenir un grand « ingénieur » constructeur de gratte-ciel et de centrales électriques, bien au contraire. Tu pourras demander à Délio, de ma part, quels sont les récits de Pouchkine qu’il aime le plus. Moi je n’en connais vraiment que deux : le Petit Coq d’or et le Pêcheur. Je connais aussi l’histoire du seau au coussinet qui saute comme une grenouille, du drap de lit qui s’envole, de la chandelle qui en sautillant va se cacher derrière le poêle, etc., mais ce n’est pas de Pouchkine. Te rappelles-tu ? Sais-tu que j’en sais encore par cœur des dizaines de vers ? je voudrais raconter à Délio un conte de mon pays qui me paraît intéressant. Je te le résume et tu le lui développeras, à lui et à julien. Un enfant dort. Il y a un bol de lait prêt pour son réveil. Un rat boit le lait. L’enfant n’ayant pas son lait pleure, la mère de l’enfant pleure. Le rat. désespéré se bat la tête contre le mur, mais il se rend compte que cela. n’arrange rien et il court vers la chèvre pour se procurer du lait. La chèvre lui donnera du lait si on lui donne de l’herbe, mais la campagne aride réclame de l’eau. Le rat se rend à la fontaine. La fontaine a été démolie par la guerre et l’eau fuit et se perd, il faut un maître maçon ; celui-ci exige des pierres. Le rat s’en va dans la montagne et il se tient un dialogue sublime entre le rat et la montagne qui a été déboisée par les spéculateurs et qui montre de tous côtés ses os sans terre. Le rat raconte son histoire et il promet que l’enfant devenu grand replantera les pins, les chênes, les châtaigniers, etc. C’est ainsi que la montagne donne les pierres, le maçon reconstruit la fontaine. la fontaine donne son eau, la campagne donne son herbe, la chèvre donne son lait et que l’enfant a tant de lait qu’il se lave avec du lait. Il grandit, il plante des arbres, tout se transforme ; les os de la montagne disparaissent sous l’humus, les précipitations atmosphériques redeviennent régulières, parce que les arbres retiennent la vapeur d’eau et empêchent les torrents de dévaster la plaine, etc. En somme, le rat a conçu un véritable plan quinquennal. C’est une histoire qui appartient en propre à une région ruinée par le déboisement. Très chère Julie, tu dois vraiment la raconter et puis tu me communiqueras les impressions des enfants. Je t’embrasse affectueusement.
ANTOINE