Prison de Turi, 7 avril 1931
Très chère Tatiana,
... Je ne m’étonne pas que les conférences du professeur Bodrero sur la philosophie grecque t’aient peu intéressées. Il est professeur d’histoire de la philosophie, je ne sais dans quelle Université (dans le temps il était professeur à celle de Padoue), mais il n’est ni un philosophe ni un historien : il est un philologue érudit capable de faire des discours du genre humanistico-rhétorique. Récemment, j’ai lu un article de lui sur l’Odyssée d’Homère, qui m’a même fait douter que Bodrero soit un bon philologue, puisqu’il écrit que d’avoir fait la guerre permet de comprendre l’Odyssée. Je doute qu’un Sénégalais parce qu’il a fait la guerre puisse mieux comprendre Homère. Au demeurant Bodrero oublie qu’Ulysse d’après la légende fut un réfractaire et qu’il pratiqua en quelque sorte l’automutilation puisque devant la commission militaire qui s’était rendue à Ithaque pour l’enrôler il feignit la folie. (je corrige : il ne pratiqua pas l’automutilation, mais pour être réformé il devint simulateur.)
Dans la question du gioddu, il ne s’agit ni de nationalisme sarde ni d’esprit de clocher. En effet, tous les bergers demeurés primitifs préparent le lait de cette façon. Il s’agit plutôt du fait que le gioddu ou yoghurt ne peut s’expédier ni se conserver longtemps sans se gâter en se caséïfiant. Mais voici une explication de très grande importance : il semble qu’une certaine dose de saleté chez le berger et dans la bergerie soit nécessaire pour que le gioddu soit réussi au naturel. Cet élément ne peut être calculé de manière mathématique et c’est dommage parce qu’alors les demoiselles bergères chercheraient, par simple snobisme, à être quelque peu sales. Autre règle : la saleté qui fait besoin doit être authentique, d’origine, naturelle, spontanée, de celle qui fait empester le berger à l’égal d’un bouc. Comme tu le vois l’affaire est compliquée et il vaut mieux que tu renonces à jouer l’Amaryllis et la Chloé dans un décor d’Arcadie.
Ma chère Tania, ta lettre m’a beaucoup intéressé et m’a fait plaisir. Tu as eu raison de ne pas la refaire. Pourquoi l’aurais-tu refaite ? Si tu t’enthousiasmes, cela veut dire qu’il y a en toi beaucoup de vitalité et beaucoup d’ardeur. Quelques-unes de tes considérations, il est vrai, je ne les ai pas bien comprises, celle-ci par exemple : « Peut-être devrait-on toujours vivre en dehors de son propre moi pour apprécier la vie avec le maximum d’intensité. » je ne peux imaginer comment on pourrait vivre hors de son propre moi, étant donné qu’il existe un moi identifiable une fois pour toutes et qu’il ne peut s’agir de là personnalité propre en continuel mouvement, ce qui fait que l’on est continuellement en dehors et à l’intérieur de son propre moi. Pour moi, la question s’est beaucoup simplifiée et je suis devenu, dans ma haute sagesse, très indulgent. Blague mise à part, j’ai réfléchi beaucoup aux questions que tu évoques et qui te passionnent et j’ai fini par me convaincre que je suis seul responsable d’un certain nombre de fautes. Je dis faute parce que je ne sais pas trouver un autre mot. Il est peut-être vrai qu’il existe une forme d’égoïsme dans lequel on tombe inconsciemment. Il ne semble pas qu’il s’agisse de cet égoïsme vulgaire qui consiste à faire des autres les instruments de son bien-être et de son bonheur. Dans ce sens, je crois n’avoir jamais été égoïste ; il me semble avoir donné durant toute ma vie au moins autant que j’ai reçu. Mais une question se pose : le doit et l’avoir sont en équilibre en matière de comptabilité générale, mais sont-ils en équilibre comme des parties singulières ? Lorsque l’on a consacré sa vie à une fin et que l’on consacre à cette fin toute la somme de ses forces et toute sa volonté, n’est-il pas fatal que quelques-unes ou beaucoup ou une seule des parties singulières demeurent à découvert ? On n’y pense pas toujours et c’est pourquoi à un moment donné on paie. L’on découvre même que l’on peut paraître égoïste justement à ceux à qui on avait le moins pensé de pouvoir le sembler. L’on découvre l’origine de l’erreur qui est la faiblesse, la faiblesse de n’avoir pas su oser rester seuls, de n’avoir pas su oser ne pas se créer de liens, d’affections, de rapports, etc. Arrivés à ce point, il est certain que seule l’indulgence peut donner la tranquillité ou une tranquillité relative qui ne soit pas apathie ou indifférence et qui laisse une fenêtre ouverte sur l’avenir.
C’est vrai ; souvent je remonte tout le cours de ma vie et il me semble être comme Renzo Tramaglino [1] à la fin des Fiancés : j’essaie de faire un inventaire et de dire : j’ai appris à ne pas faire cela, à ne pas faire ceci, etc. (il est vrai que cette somme d’apprentissages me sert à peu de choses). Je suis resté sans écrire à ma mère plusieurs-années (au moins deux années de suite) et j’ai appris que l’on souffre à ne pas recevoir de lettres (mais, probablement, si je redevenais libre, je retomberais dans mes négligences, ou je ne les jugerais pas aussi graves, ou je n’y penserais même pas) et ainsi de suite. En résumé : j’ai déjà fait quatre années et cinq mois de prison et j’espère bien que, dans un an, le serai complètement immunisé : je trouverai une explication à tout, de chaque fait j’estimerai qu’il ne pouvait pas ne pas survenir, et j’estimerai que mes explications sont absolument incontestables. Je finirai par me persuader que le meilleur serait de ne plus penser, de ne recevoir de l’extérieur aucune incitation à penser et par conséquent de ne plus écrire à personne et de mettre de côté sans les lire les lettres reçues, etc., etc. Mais peut-être n’arrivera-t-il rien de tout cela et aurai-je seulement obtenu de te faire broncher et de te mettre de mauvaise humeur pour quelque temps, ce qui voudra dire que tu es hors de ton moi et que mon moi, hôte déplaisant, en a pris la place.
Ma chère Tatiana, ne te mets pas en colère si je me moque de toi en plaisantant. Je t’aime beaucoup et t’embrasse affectueusement.
ANTOINE