Prison de Turi, 17 novembre 1930
Très chère Tatiana,
J’ai reçu ta carte du 10 novembre et la lettre du 13. Je vais essayer de répondre en ordre à tes questions. Pour le moment ne m’envoie pas de livres. Ceux que tu as, mets-les de côté et attends que je te demande de les expédier. Je veux d’abord me débarrasser de toutes les vieilles revues que j’ai accumulées depuis quatre ans. Avant de les expédier, je les revois pour prendre des notes sur les questions qui m’intéressent le plus et naturellement cela me prend une bonne partie de la journée parce que les notes d’érudition sont accompagnées de rappels, de commentaires, etc. Je me suis arrêté à trois ou quatre questions principales dont l’une est celle de la fonction cosmopolite qu’ont assumée les intellectuels italiens jusqu’au XVIIe siècle, et où l’on distingue des époques nombreuses : la Renaissance, Machiavel, etc. Si j’avais la possibilité de consulter la documentation nécessaire je crois qu’il y aurait à faire un livre vraiment intéressant et qui n’a pas encore été fait ; je dis un livre, je devrais dire une introduction et un certain nombre de travaux monographiques parce que la question se présente diversement dans les diverses époques et selon moi il faudrait remonter aux temps de l’Empire romain. En attendant, je rédige des notes, ne serait-ce que parce que la lecture du matériel relativement réduit dont je dispose me fait souvenir des vieilles lectures du passé. Par ailleurs la chose ne m’est pas totalement étrangère : il y a dix ans j’écrivis un essai sur la question de la langue d’après Manzoni et cela exigea des recherches sur l’organisation de la culture italienne depuis le moment où la langue écrite (appelée latin moyen c’est-à-dire le latin écrit de 400 après J.C. à 1300) se détacha complètement de la langue parlée par le peuple pour se fragmenter en une infinité de dialectes avec la fin de la centralisation romaine. A ce latin moyen succéda la langue vulgaire qui fut à nouveau supplantée par le latin des humanistes, ce qui donna une langue docte, vulgaire dans son vocabulaire mais non dans sa phonologie et moins encore dans sa syntaxe copiée du latin : ainsi continua à exister une double langue, la langue populaire ou dialectale et la langue savante ou langue des intellectuels et des classes cultivées. En réécrivant les Fiancés, ainsi que dans ses développements sur la langue italienne, Manzoni lui-même ne tint compte en réalité que d’un seul aspect de la langue, le vocabulaire, et non de la syntaxe qui est pourtant la partie essentielle de toute langue, à tel point que l’anglais, bien qu’il possède plus de soixante pour cent de mots latins ou néo-latins, est une langue germanique, alors que le roumain, bien qu’il possède plus de soixante pour cent de mots slaves, est une langue néo-latine, etc. Comme tu vois, la question m’intéresse tant que je me suis laissé porter par la main.
... Je t’embrasse.
ANTOINE