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Lettre 056 Prison de Turi, 19 mars 1930

Mise en ligne : 19 février 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 19 mars 1930

Très chère Tatiana,

... La conception que tu te fais de ma situation de détenu m’a encore une fois fait sourire. Je ne sais si tu as lu Hegel, qui a écrit que « le délinquant avait droit à sa peine ». Tu m’imagines comme quelqu’un qui, avec insistance, revendique le droit de souffrir, d’être martyrisé, de ne pas être frustré de la moindre minute et de la moindre ombre de sa peine. Je serais, moi, un nouveau Gandhi qui veut témoigner face aux grands et aux petits sur les malheurs du peuple hindou, un nouveau Jérémie ou un nouvel Élie ou je ne sais quel autre de ces prophètes d’Israël qui s’en allaient par les places manger des choses immondes pour s’offrir en holocauste au dieu de la vengeance, etc., etc. Je ne sais comment tu t’es fabriqué cette conception, qui est très ingénue, injuste et inconsidérée. Je t’ai dit que je suis éminemment pratique. Je crois que tu ne comprends pas ce que je veux dire par là parce que tu ne fais aucun effort pour te mettre à ma place (et très probablement je dois t’apparaître comme un comédien ou je ne sais trop quoi). Mon sens pratique consiste en ceci : savoir qu’à se battre la tête contre le mur c’est la tête qui casse et non le mur. C’est très élémentaire, comme tu vois, et pourtant très difficile à comprendre par quelqu’un qui n’a jamais eu à penser à donner de la tête contre le mur, mais qui a toujours entendu dire qu’il suffit de dire : Sésame, ouvre-toi ! pour que le mur s’ouvre. Ton comportement est inconsciemment fort cruel : tu vois un homme ligoté (à la vérité tu ne le vois pas ligoté, et tu ne peux te représenter les liens) dont tu dis qu’il ne veut pas se mouvoir, alors qu’il ne peut pas se mouvoir. Tu crois, toi, qu’il ne se meut pas parce qu’il ne le veut pas (ne crois-tu pas que pour avoir voulu se mouvoir les liens lui ont déjà brisé les chairs) et tu te mets alors à le stimuler avec des pointes de feu. Qu’obtiens-tu ? Tu le fais se tordre et aux liens qui déjà lui faisaient perdre son sang tu ajoutes les brûlures. Cet horrifiant tableau digne d’un roman feuilleton sur l’inquisition espagnole, je sais bien qu’il ne te convaincra pas et que tu continueras ; et comme les pointes de feu sont elles-mêmes purement métaphoriques, il adviendra que moi-même je continuerai à observer mes règles de pratique qui veulent qu’on n’abat pas les murailles à coups de tête (la mienne me fait déjà assez souffrir pour qu’elle puisse encore servir a un pareil sport) et qu’il convient de mettre de côté ces problèmes pour la solution desquels les éléments indispensables manquent. Cela est ma force, ma seule force, et c’est justement cette force que tu voudrais m’enlever. Par ailleurs, c’est là une force qui ne peut pas se donner à d’autres, bien au contraire ; on peut la perdre, on ne peut ni l’offrir ni la transmettre. Je crois que tu n’as pas assez réfléchi à mon cas et que tu ne sais pas l’analyser. Je suis soumis à différents régimes pénitentiaires, il y a le régime constitué par les quatre murs, par les grilles, etc., etc. Tout cela avait été prévu par moi et comme une échéance d’ordre secondaire, parce que l’échéance numéro un, de 1921 à novembre 1926, n’était pas l’emprisonnement, mais la perte de la vie. Ce que je n’avais pas prévu c’était cette autre prison qui s’est ajoutée à la première et qui consiste à être mis en dehors non seulement de la vie sociale mais aussi de la vie familiale.

... Je t’embrasse tendrement.

ANTOINE