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Lettre 048 Prison de Turi, 30 juillet 1929

Mise en ligne : 13 février 2005

Dernière modification : 10 avril 2005

Texte de l'article :

Prison de Turi, 30 juillet 1929

Chère Julie,

J’ai reçu ta lettre du 7. Les photographies ne sont pas encore parvenues ; j’espère que je recevrai aussi la tienne. Je veux naturellement te voir aussi, au moins une fois par an, pour avoir une impression un peu plus vive : sans cela que ’pourrais-je imaginer ? Que tu as beaucoup changé physiquement, que tu es affaiblie, que tu as beaucoup de cheveux blancs, etc., etc. Et puis, il faut que je te présente, d’avance, mes souhaits pour ta fête : une prochaine lettre arriverait encore à temps peut-être mais je n’en suis pas sûr. Si ta photographie arrive, cela veut dire que je répéterai mes souhaits. Ça se comprend, je voudrais te voir avec les enfants, en groupe, comme dans la photographie de l’année dernière, parce que dans un groupe il y a du mouvement, quelque chose de dramatique, on remarque des rapports qui peuvent être continués, imaginés dans d’autres petits tableaux, dans des épisodes de vie concrète, lorsque l’appareil du photographe n’est plus braqué. Il est vrai que je crois te connaître assez pour imaginer ces tableaux, mais je ne puis imaginer convenablement les actes et les réactions des enfants dans leurs rapports avec toi, j’entends les actes et les réactions vivantes et non les sentiments et les dispositions générales. Les photographies ne m’en disent pas long et mes souvenirs d’enfant ne m’aident pas : je les sais trop particuliers et j’imagine que tout doit être si différent aujourd’hui dans un monde sentimental nouveau et avec deux générations de différence (on pourrait dire plus même parce qu’entre un enfant élevé dans un village sarde et un enfant élevé dans une grande cité moderne, rien que par ce seul fait, il y a une différence d’au moins deux générations). Vois-tu, parfois, je voudrais écrire sur toi, sur ta force, qui est cent fois supérieure à ce que tu penses, mais j’ai toujours hésité parce que j’ai l’air d’être... un négrier qui palpe une bête de travail. Je l’écris comme je l’ai souvent pensé. Et si je l’ai pensé, il vaut encore mieux l’écrire. Je ne devrais pas le penser. Si je le pense, ça doit être parce que, en moi, survivent, à l’état de sentiments refoulés, beaucoup de conceptions passées, logiquement surmontées, mais nullement disparues encore. Il est sûr que très souvent je suis obsédé par l’idée que te sont revenus les fardeaux les plus durs de notre union, matériellement les plus durs, il est vrai, mais il n’y a là qu’une distinction, qu’une nuance. Et il se produit que je ne puis alors penser à ta force (que j’ai tant de fois admirée sans te le dire), mais que je suis plutôt porté à penser à tes faiblesses, à tes fatigues possibles avec une grande effusion de tendresse qui pourrait s’exprimer dans une caresse, mais difficilement en paroles. Et puis je suis très jaloux parce que je ne puis, moi aussi, jouir de la première fraîcheur des impressions procurées par la vie des enfants et t’aider à les diriger et à les élever. Je me souviens de mille petites choses de la vie romaine de Delio et même des principes que toi et Génia appliquiez dans vos rapports avec lui ; j’y pense et j’essaie de les développer et de les adapter à de nouvelles situations. Toujours j’arrive à la conclusion que Genève a fait grande impression sur vous ainsi que l’atmosphère saturée des théories de Rousseau et du docteur F. qui devait être typiquement suisse (genévois et rousseautiste). Mais je viens de faire une longue digression (peut-être t’écrirai-je une autre fois sur cette question, si ça t’intéresse) et je t’ai même taquinée sur Rousseau qui, une autre fois (te rappelles-tu ?), te fit tellement enrager.

Chérie, je t’embrasse.

ANTOINE