Prison de Turi, 20 mai 1929
Chère Julie,
Qui t’a dit que je puis écrire plus que je ne le fais ? Ce n’est malheureusement pas vrai. Je peux seulement écrire deux fois par mois et ce n’est qu’à Pâques et qu’à la Noël que je puis écrire une lettre de plus. Te souviens-tu de ce que te disait B. en 1923 lorsque je partis ? B. avait raison pour ce qui concernait son expérience propre ; il avait toujours eu une invincible aversion pour le genre épistolaire. Depuis que je suis en prison, j’ai écrit au moins le double des lettres que j’ai pu écrire dans la précédente période : j’ai dû écrire au moins deux cents lettres, une véritable horreur ! Et il n’est pas non plus exact que je ne sois pas calme. Je suis au contraire plus que calme ; je suis apathique et passif. Et je ne m’en étonne pas et je ne fais aucun effort pour sortir de mon marasme. Peut-être est-ce cela une force et non un état de marasme. Il y a eu de longues périodes où je me sentais très désolé, coupé de toute vie autre que la mienne ; je souffrais terriblement ; un retard dans la correspondance, l’absence de réponses satisfaisantes à ce que j’avais demandé provoquaient en moi des états d’irritation qui me fatiguaient beaucoup. Puis le temps a passé et la perspective de la période antérieure s’est toujours plus éloignée. Tout, l’accidentel, le passager, qui existait dans la zone des sentiments et de la volonté, a disparu petit à petit et ne sont restés que les motifs essentiels et permanents de la vie. Il est normal que cela arrive, qu’en penses-tu ? Pour un certain temps, on ne peut éviter que le passé et les images du passé soient dominants, mais, au fond, toujours regarder le passé finit par être incommode et inutile. Moi je crois avoir surmonté la crise qui se produit chez tous, dans les premières années d’emprisonnement, et qui souvent provoque une nette et radicale rupture avec le passé. A dire vrai, cette crise, je l’ai sentie et vue chez les autres, plus qu’en moi-même ; ça m’a fait sourire et cela c’était déjà se surmonter. Moi je n’aurais jamais cru que tant de gens aient une si grande peur de la mort ; eh bien ! c’est justement dans cette peur que se trouve la cause de tous les phénomènes psychologiques pénitentiaires. En Italie, on dit que quelqu’un devient vieux lorsqu’il commence à penser à la mort ; ça me paraît une observation fort sensée. En prison, ce tournant psychologique se vérifie dès que le détenu sent qu’il est pris dans l’étau et qu’il ne pourra plus s’en sortir : il survient un changement rapide et radical d’autant plus fort que jusqu’à ce moment on avait peu pris au sérieux la vie de ses propres idées et de ses propres convictions. J’en ai vu s’abrutir de manière incroyable. Et cela m’a servi comme servait aux enfants spartiates le spectacle de la dépravation des ilotes. C’est ainsi qu’à présent je suis absolument calme et que même l’absence prolongée de nouvelles ne m’inquiète plus, bien que je sache que cela pourrait être évité avec un peu de bonne volonté... et même en ce qui te concerne. Il est vrai que Tania pense à me donner toutes les nouvelles qu’elle reçoit. Elle m’a transmis, par exemple, les caractéristiques des enfants établies par ton père ; elles m’ont beaucoup intéressé durant de nombreux jours. Elle m’a transmis aussi d’autres nouvelles commentées par elle avec beaucoup de gentillesse. Fais bien attention : je ne songe pas à te faire de reproches. J’ai relu ces derniers jours les lettres que tu m’as écrites depuis un an et cela m’a fait sentir encore une fois ta tendresse. Sais-tu, lorsque je t’écris, il me semble parfois être trop sec et trop grincheux par rapport à toi qui m’écris si naturellement. Il me semble alors que je suis comme j’étais lorsque je t’ai fait quelquefois pleurer, surtout la première fois, tu te souviens ? Lorsque, de parti pris, je fus vraiment méchant. Je voudrais savoir ce que t’a écrit Tania sur son voyage à Turi. Parce qu’il me semble que Tania conçoit la vie d’une manière un peu trop idyllique et arcadienne au point que cela me tourmente assez. Elle n’arrive pas à se persuader que je dois me tenir à l’intérieur de certaines limites et qu’elle ne doit rien m’envoyer sans que je l’aie demandé ; je n’ai pas à ma disposition un magasin particulier. A présent elle m’annonce plusieurs choses absolument inutiles, et que je ne pourrai jamais utiliser, au lieu de s’en tenir exactement à ce que je lui ai recommandé.
ANTOINE