Prison de Milan, 17 octobre 1927
Très chère Tania,
J’ai reçu avant-hier ta lettre du 27 septembre. Je suis content que Milan te plaise et t’offre des possibilités de distraction. As-tu visité les musées et les galeries ? Parce que du point de vue de la structure urbaine je pense que la curiosité doit être vite satisfaite. La différence fondamentale entre Rome et Milan me semble consister justement en ceci : Rome a un panorama urbain inépuisable alors que Milan est inépuisable en ce qui concerne le chez soi [1], à la vie intime des Milanais qui sont liés à la tradition plus qu’on ne l’imagine. C’est pourquoi Milan est peu connue des étrangers ordinaires ; elle a cependant fortement attire des hommes comme Stendhal, qui ont pu pénétrer dans ses familles, dans ses salons et la connaître intimement. Son noyau social le plus consistant est l’aristocratie qui a su conserver une homogénéité et une densité uniques en Italie, pendant que les autres groupes, les ouvriers compris, sont, l’un dans l’autre, des groupements de nomades sans stabilité ni ossature, composés de toutes les variétés régionales de l’Italie. C’est cela la force et la faiblesse nationales de Milan, entrepôt ou ensemble gigantesque d’industries et de négoces dominés en fait par une élite [2] de vieilles familles aristocratiques qui ont pour elles la force de tradition du pouvoir local. (Tu sais que Milan a jusqu’à un culte catholique. spécial, le culte ambrosien, dont les vieux Milanais sont très jaloux et qui se relie à cette situation particulière.) Excuse Cette digression. Tu sais combien j’aime à bavarder et combien je me laisse prendre par la main par toute question qui m’intéresse. Fais-moi encore part de tes impressions milanaises. Je t’embrasse affectueusement et je t’attends.
ANTOINE