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« Approche socio-démographique des automutilations et grèves de la faim en milieu carcéral 1989-1998 » de Caroline Girard

Approche socio-démographique des grèves de la faim en prison

Mise en ligne : 29 juillet 2004

Dernière modification : 19 septembre 2004

Texte de l'article :

Caroline GIRARD
socio-démographe de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales spécialiste de la santé en milieu carcéral
Article tiré de la thèse « Approche socio-démographique des automutilations et grèves de la faim en milieu carcéral 1989-1998 »

Acte de la table-ronde "Les atteintes contre soi" 
Maison des Sciences de l’Homme - 6 février 2001-

Approche socio-démographique des grèves de la faim en prison

Les atteintes contre soi, et en particulier les conduites auto-agressives, sont de plus en plus fréquentes en milieu carcéral.

La grève de la faim est une atteinte contre soi apparaissant comme une pratique relevant d’une "culture carcérale" marquée par un rapport instrumental au corps. Atteinte corporelle qui s’inscrit dans une dynamique abstentionniste à moyen ou long terme, contrairement aux automutilations qui s’inscrit dans le passage à l’acte immédiat.

La grève de la faim doit être différenciée d ’ autres types d ’abstention alimentaire tels que l ’ anorexie mentale, la sitiophobie (refus d’aliments de certains délirants), le ramadan ou autre forme de jeûne, etc. On peut définir la grève de la faim en prison comme le refus proclamé par un détenu ou un groupe de détenus de s’alimenter dans un but de protestation, de contestation ou de revendication, soit contre le régime pénitentiaire, soit contre l’autorité judiciaire le plus souvent, en tout cas contre la situation qui lui est faite.

Les rares études statistiques sur la question de la grève de la faim en prison n’ont été réalisées qu’à des échelles réduites dans le temps ou dans l’espace (par exemple celle de G. Casile-Hugues qui a montré à partir des grèves de la faim entreprises à la maison d’arrêt des Baumettes entre 1975 et 1983, un lien entre une bonne intégration sociale et familiale et une propension à adopter cette conduite).

Notre étude socio-démographique porte sur la totalité des grèves de la faim observées en détention et recensées par l’Administration pénitentiaire, entre le 1er janvier 1992 et le 31 décembre 1998 (soit 6495 grèves de la faim). Il faut compter sur une nette sous-estimation de ce chiffre (non déclaration de nombreux cas par les établissements...).

I/ Fréquence des grèves de la faim 

La pratique de la grève de la faim n’est apparue dans les établissements pénitentiaires français que très tardivement, à la fin des années 50, avec un mouvement collectif de détenus algériens incarcérés durant les événements d’Algérie. Elles ont fait depuis école, le refus d’aliments en prison étant considéré par les détenus comme un mode de revendication efficace et de nature à impressionner l’administration pénitentiaire. Administration pénitentiaire qui voit sa responsabilité engagée vis-à-vis dont elle a la garde sans toutefois pouvoir employer à son encontre des mesures coercitives pour forcer le détenu à ses sustenter, sauf si sa survie immédiate est en jeu. La grève de la faim a en elle-même une portée contestataire : elle peut être lue comme un moyen de refuser le principe même de l’incarcération et devenir ainsi un enjeu symbolique pour l’institution elle-même

a) Incidence des grèves de la faim

Pour la période étudiée, l’incidence des grèves de la faim est de 18,3 pour 1000 avec une durée moyenne de 16 jours, soit une prévalence de 0,8 pour 1000. Toute comparaison avec le milieu extérieur est délicate. On peut cependant citer l’étude de Johanna Siméant qui relève, pour la même période, 2092 grèves de la faim dans le milieu libre, ce qui reste très inférieur à la fréquence relevée en prison.

La grève de la faim apparaît ainsi comme une pratique relevant d’une "culture carcérale" marquée par un rapport instrumental au corps. D’ailleurs, selon le Dr Hivert, l’abstention alimentaire "se développe sur un mode de relations spécifiques à la vie carcérale" caractérisée par l’inégalité des rapports de force entre personnels et détenus. Elles apparaissent ainsi liées aux contraintes de l’enfermement. Mais l’effet de la contrainte du milieu pénitentiaire sur la propension à la grève de la faim est variable selon la catégorie sociale et pénale du détenu.

b) Facteurs de risque selon différentes variables

Sexe :

Les hommes apparaissent proportionnellement plus nombreux à entamer une grève de la faim. Ils représentent 96,4% des grévistes contre 95,8% de l’ensemble des détenus. Nous posons l’hypothèse d’un lien avec la surpopulation carcérale, puisque sur l’ensemble de la période, le taux d’occupation (nombre de détenus pour 100 places) était de 102,8% pour les hommes contre seulement 83,6% pour les femmes. Mais il faut également prendre en considération l’influence du type de rapport au corps différencié entre les hommes et les femmes.

Age :

 L’âge moyen des grévistes de la faim (36,4 ans) est sensiblement plus élevé que celui de l’ensemble des détenus (32,6 ans). Il faut voir dans cette relation l’effet d’une maturation psychologique plus avancée avec pour corollaire le choix d’une conduite plus réfléchie, plus différée.

Nationalité :

 On observe une sous-représentation des détenus français parmi les grèves de la faim (64,5% des grévistes sont français contre 71,1% de l’ensemble des détenus) et une sur-représentation de certaines nationalités européennes, en particulier les espagnols (militant de l ’ ETA qui entament des grèves de la faim pour des mobiles politiques) et plus récemment de détenus Turcs.

Situation pénale et type d’établissement :

La fréquence des prévenus est élevée chez les grévistes de la faim (63,6% contre 41,3% de l’ensemble de la population carcérale). Elle peut être le résultat de la plus grande marge d’action dont dispose le détenu pour influer le cours des événements lorsque sa situation pénale n’est pas encore stabilisée. Cette relation se retrouve à propos de la distribution des grèves de la faim selon le type d’établissement où l’on observe une sur-représentation des détenus dans les maisons d’arrêt, qui comptent une proportion importante de prévenus (ce type d’établissement regroupe 86,1% des grèves de la faim et 74,2% de l’ensemble des détenus).

Quantum de peine et type d’infraction :

En ce qui concerne la longueur de la peine chez les détenus condamnés, les grévistes de la faim sont proportionnellement plus nombreux à être condamnés à de lourdes peines (peines criminelles et réclusion à perpétuité) que l’ensemble des détenus (32,6% contre 23,3%). Ces résultats peuvent être reliés à une fréquence importante d’infractions contre les personnes chez les grévistes de la faim, faisant l’objet de sanctions généralement lourdes.

II/ Distribution des motifs

Les motifs des grèves de la faim

Les motifs analysés sont ceux invoqués par les grévistes de la faim et retranscrits selon une procédure de codage propre à l ’ Administration pénitentiaire.

De façon générale, on constate que les motifs mal définis (dépression) ou inconnus (sans motif) apparaissent près de deux fois moins que pour les automutilations (18,8% contre 34,6%), ce qui confirme le caractère plus conscient des motivations du refus d’aliment par rapport à celle de l’automutilation. De manière similaire, les motifs plus "personnels", liés indirectement à la situation pénale (difficultés familiales, motif médical ou toxicomanie) concerne beaucoup moins les grèves de la faim que les automutilations (4,9% contre 23,8%).

Pour les grèves de la faim, la cause fréquente est d’ordre judiciaire (près de la moitié des cas) alors que ce motif ne concerne qu’un peu plus de 10% des automutilations. Le refus d’aliment est alors entrepris pour appuyer une demande de mise en liberté provisoire, pour protester contre les modalités de l’incarcération, contre le chef d’inculpation ou contre une décision du juge, pour diminuer les lenteurs de l’instruction ou accélérer la procédure. Dans ces cas le partenaire - cible privilégié est le juge d’instruction.

b) Grèves de la faim selon le motif et la durée

La durée de la grève de la faim constitue l’élément essentiel du procédé et donc un indicateur de la détermination du détenu dans sa revendication.

La durée moyenne des grévistes voulant manifester leur innocence est particulièrement longue (17,6 jours contre 16 jours en moyenne), ceux-ci étant apparus comme la catégorie de grévistes la plus suicidaire. Une étude antérieure montre que 47% des grèves de la faim s’étant achevées par un suicide étaient motivées par une volonté de prouver son innocence. La détermination est à la mesure de l’enjeu puisque le détenu conteste le principe même de son incarcération. De même, les grèves entreprises pour protester contre l’autorité judiciaire sont plus longues (17,5 jours) que la moyenne, cette catégorie regroupant une proportion importante de détenus revendiquant leur innocence.

Inversement, les catégories ne regroupant que les modalités pratiques de la détention (conditions de détention ou de travail, grief contre le personnel, contestation de l’autorité pénitentiaire) durent moins longtemps que la moyenne (de 11 à 15 jours), excepté lorsqu’il s’agit d ’ appuyer une demande de transfèrements (17,1 jours). C’est également le cas des grèves de la faim entreprises par solidarité (15,3 jours) dont l’objectif peut se limiter à une protestation symbolique. En effet, c’est la seule catégorie de motif pour laquelle on ne trouve aucune grève totale (faim et soif).

Récidive :

Les grèves de la faim sont particulièrement fréquentes chez les détenus récidivistes supposant une certaine socialisation à l’institution, par hypothèse familiarisés avec le mode de vie carcéral dans son aspect informel.

Conclusion

La fréquence relativement élevée du recours à la grève de la faim s’explique en partie par la gamme réduite des modes de protestation légitimes à la disposition des détenus. Cependant, les caractéristiques sociales des détenus, en particulier leur capital sociale et leur situation pénale, déterminent dans une large mesure leur mode de réaction à l’emprise institutionnelle. Ainsi, la pratique de la grève de la faim apparaît plutôt comme un mode de résistance conscient et réfléchi, se développant sur le moyen ou le long terme et traduisant dans certains cas une forte détermination dans la poursuite de la revendication. Elle est le fait de détenus plus âgés que la moyenne, relativement bien intégrés sur les plans familial et professionnel, mais inculpés pour des infractions souvent graves relevant d’une procédure criminelle et dont les motifs de revendication sont en lien direct avec la situation pénale.

Au regard de notre étude socio-démographique, on peut constater que les grèves de la faim peuvent constituer un domaine d’étude à part entière, se rapprochant sous certains aspects des automutilations, mais se distinguant des conduites suicidaires. En particulier, la grève de la faim s ’ oppose au suicide sur le plan de la démarche stratégique : elle constitue un moyen de dissuasion, de menace de poursuivre l’abstinence et donc un moyen relativement efficace de pression sur un partenaire - cible, tandis que le suicide place celui-ci devant le fait accompli. La grève de la faim a un effet dissuasif qui s’inscrit dans la durée, permettant ainsi une pression continue et progressive sur l’entourage, supposant une maturation de la décision.

Caroline GIRARD
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