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Enfants bagnards

Publié le jeudi 11 août 2005 | https://banpublic.org/enfants-bagnards/

Tabous de l’histoire

Enfants bagnards

Entretien avec Marie Rouanet.Coupables de menus délits, ou tout simplement indisciplinés, des milliers de jeunes sont condamnés à la maison de correction, de 1850 au milieu du XXe siècle. Ils y subissent les pires châtiments.

Par Eric Pincas (Propos recueillis par)

Historia - A quelle époque sont ouvertes les premières maisons correctionnelles pour mineurs ?

Marie Rouanet - Dès la Restauration (1815), on autorise des expériences menées par des « philanthropes ». Apparaît aussi, plus tard, la Petite-Roquette à Paris, une maison de correction d’Etat. On y pratique l’isolement strict : tout est fait pour que les petits délinquants vivent dans une totale solitude. Mais le 5 août 1850, le gouvernement adopte une loi qui instaure les colonies agricoles pénitentiaires, ou « maisons de rééducation », censées être plus éducatives que répressives.

H. - Quelles sont les caractéristiques des colonies agricoles pénitentiaires, et par qui sont-elles dirigées ?

M. R. - Il s’agit prioritairement de rééduquer l’enfant et de l’initier au travail agricole. En ce milieu de XIXe siècle, le mythe du travail de la terre comme source d’élévation de l’individu est dans tous les esprits. L’idée de la « vie collective » prime sur celle d’isolement. Quand elles sont d’Etat, ces colonies sont sous l’autorité d’un directeur nommé par l’administration. Lorsqu’il s’agit d’un établissement privé, la direction en revient au propriétaire de la terre - particulier ou prieur d’une congrégation. A cette époque, l’Eglise possède en effet un grand nombre de terres. Certaines congrégations ouvrent des sections réservées aux délinquants. C’est le cas de la Grande Trappe et de l’abbaye de Cîteaux. L’Eglise considère qu’elle a pour mission de ramener la jeunesse à Dieu. Certains règlements intérieurs de ces établissements répartissent les pensionnaires en fonction de leur comportement. Ainsi distingue-t-on les classes de « récompense, espérance, épreuve et punition ». Chaque semaine, les enfants sont orientés dans l’une de ces classes. Ils portent sur leur uniforme des galons qui sont le reflet de leur conduite.

H. - Combien a-t-on recensé de colonies pénitentiaires agricoles en France, comment sont-elles réparties et en quel nombre les enfants y ont-ils été placés ?

M. R. - La répartition de ces établissements est variable puisqu’elle n’est pas administrative. Par exemple, dans l’Hérault et dans l’Aveyron, j’en ai dénombré quatre ; dans le département de l’Aude, on n’en recense aucune. Sur l’ensemble de l’Hexagone, il y avait une soixantaine d’institutions privées (Mettray, Cîteaux, Sainte-Foy-la-Grande, etc.) et moins d’une dizaine publiques (Doullens, Fontevreaud, Belle-Ile, etc.).

Précisons que ces établissements n’étaient pas mixtes. Globalement, il y a eu six fois plus d’établissements réservés aux garçons qu’aux filles. A partir de 1840 et jusqu’à la fin du XIXe siècle, de 1 000 à 3 000 condamnés par an sont envoyés dans ces colonies agricoles. Pour la seule année 1857, on recense près de 10 000 petits détenus. Cela représente plusieurs dizaines de milliers de jeunes pour la période 1850-1945.

H. - Quels sont les jeunes placés dans ces établissements et pour combien de temps ?

M. R. - Des mineurs ayant commis des délits, jugés coupables et condamnés à des peines ne dépassant pas deux ans. Les condamnés à des peines supérieures vont dans les centrales et les quartiers correctionnels créés à la fin des années 1860. On y dirige aussi des jeunes gens qui ont été acquittés pour « avoir agi sans discernement » (article 66 du code civil) - l’essentiel des effectifs - afin de les « rééduquer ». Les peines s’échelonnent entre quatre et huit ans. A ces deux catégories de « condamnés », il faut ajouter les corrections paternelles. Le père ne pouvant plus tenir son rejeton adresse une demande d’internement au juge de première instance. Celui-ci, sans enquête complémentaire, évalue le degré de gravité de la faute commise et détermine le lieu d’enfermement ainsi que la durée de la peine (trois mois, six mois, un an renouvelable seulement une fois).

H. - Quelles fautes conduisent les enfants dans ces institutions et selon quelle procédure ?

M. R. - Le vol est l’un des délits les plus courants commis par des jeunes issus de milieux défavorisés : on vole pour aller au cabaret ou pour se payer les jeux de la fête publique ; on vole les plaques de plomb sur le toit des églises pour les revendre. Sont enfermés aussi les enfants errants, les mendiants et les petites filles - parfois âgées de 10 ans - qui se prostituent. La Solitude-de-Nazareth, maison de correction pour filles, reçoit en grand nombre des fillettes prostituées syphilitiques, alcooliques ou tuberculeuses.

Certains viennent de l’Assistance publique : ils se sont évadés ou mal conduits dans leur famille d’accueil ou dans leur atelier d’apprentissage.

Le plus souvent, les gamins se retrouvent en maison de correction après qu’un particulier a porté plainte. Parfois, pour un simple vol de boudin ou de saucisson. Le petit « voyou » en prend alors pour quatre ans. Autre exemple, le curé de Cintegabelle porte plainte contre un garçon de 12 ans qui fume ostensiblement, ne retire pas sa casquette et tient des propos irrévérencieux au passage d’une procession. Coupable de « trouble à l’ordre public sur le parcours d’une procession et pendant l’exercice du culte », celui-ci est condamné à deux ans de maison de correction. Tous ces jeunes rebelles (les plus jeunes ont 8 ans, les plus âgés ont 18 ou 19 ans) sont internés sur décision d’un tribunal.

H. - Pourquoi une telle disproportion entre le caractère anodin du forfait et la gravité de la peine ?

M. R. - Après analyse de la situation familiale, de l’environnement dans lequel vit l’enfant, le juge considère que s’il reste là où il est, il a toutes les chances de recommencer. Il s’agit donc d’une sorte de traitement de « prédélinquance ». Et puis, bien sûr, les gens ne veulent rien connaître de ces petits délinquants. Ils préfèrent les savoir à l’ombre...

H. - Les parents peuvent-ils exiger qu’on place leur enfant ou au contraire s’opposer à une mesure répressive ?

M. R. - Au XIXe siècle, seul le père dispose de l’autorité sur ses enfants. En vertu de la « correction paternelle », il peut donc prendre la décision d’envoyer l’un d’eux en maison de correction. Mais à partir du moment où l’affaire est directement prise en charge par les instances judiciaires, les parents n’ont plus aucune possibilité d’intervenir. Ils doivent se contenter du droit de visite et du droit de correspondance. Les visites sont très rares parce que le voyage est trop onéreux pour des familles souvent sous-prolétaires. Certains parents ne savent même pas où se trouve leur gamin. Une mère écrit à son fils placé dans une colonie pénitentiaire de l’Aveyron : « Tu me diras où est le pays où l’on t’a mis, je le connais pas. Quel climat il y fait ? » Plus généralement, le contenu des lettres, sous contrôle, doit inciter à l’obéissance et au repentir.

H - Ces mesures d’internement relèvent-elles du « placement » ou de l’« enfermement » ?

M. R. - Sans hésitation, d’enfermement. Dans chaque établissement, le cahier d’écrou brosse le signalement précis du jeune détenu : détails anatomiques, cicatrices, tatouages sont notés afin d’être utilisés comme éléments de recherche en cas d’évasion. La vie des enfants dans ces colonies pénitentiaires s’apparente sans conteste à un régime carcéral. Il tient du couvent et de la caserne.

H - Quel est le quotidien de ces jeunes détenus ?

M. R. - La journée commence à 6 heures du matin par des exercices d’hygiène rudimentaires (plusieurs pénitenciers ne disposent même pas de point d’eau). Les enfants au crâne rasé (pour éviter les poux) sont affreusement sales. Le temps consacré à la prière dans la chapelle est assez long. En guise de petit déjeuner : un morceau de pain. Puis les ils vont aux ateliers agricoles ou dans leur salle de cours - tout dépend de la saison. Les plus jeunes ou les plus méritants sont affectés aux tâches les moins éprouvantes (épierrage des champs, sandalerie, cordonnerie, charronnage, fromagerie, aide aux cuisines, service à la table du directeur, de l’économe et de l’aumônier). Les jeunes travailleurs se rendent aux champs en marchant au pas et en rang serré derrière leur moniteur. Ils n’ont pas le droit de se parler durant leurs huit à douze heures de travaux quotidiens. Le déjeuner, pris vers les 13 heures, est exclusivement constitué de pain trempé dans du bouillon de légumes et d’un plat de légumes le plus souvent secs (la pitance). Le soir, à nouveau de la soupe. Pas de dessert, ni de fromage, ni de fruits frais. Ces jeunes, souvent prépubères, accumulent les carences.

Le dimanche est chômé. Le matin est consacré à la prière et à des exercices à caractère militaire. Les petits délinquants paradent en uniforme dans les villages voisins. Le but de ces défilés est de rassurer les populations en leur montrant combien cette « mauvaise graine » est devenue disciplinée et docile. C’est en voyant passer ces enfants au crâne rasé, en treillis et en sabots, que la population les a appelés les « petits bagnards ». L’administration, elle, ne parle pas de bagnes mais de maisons de redressement. D’ailleurs, les détenus sont encadrés et surveillés par le personnel propre à l’établissement et par des chefs d’atelier qui, eux, viennent de l’extérieur.

Lors du déjeuner dominical, les détenus les plus performants et les plus disciplinés ont droit à un dessert. A la Petite-Roquette, on les autorise à choisir un livre.

La rudesse du quotidien de ces petits bagnards s’apparente à celle que supporte la très grande majorité des petits paysans de la France du XIXe siècle. Mais il y a un monde entre une vie familiale rude que tout le monde partage et le strict enfermement.

H. - Comment fonctionne le système de punition en cas de manquement à la discipline ?

M. R. - Les punitions sont diverses : régime pain sec ; piquet dans la position à genoux pendant les récréations ; manège (on fait tourner le détenu autour de la cour pour une période indéfinie) ; cachot, assorti ou non de pain sec, pour un temps plus ou moins long selon le délit commis. En théorie, les coups sont strictement interdits, ce qui n’empêche pas leur pratique. Les mauvais traitements (coups de ceinture, coups de trousseau de clefs, sévices sexuels) sont extrêmement répandus. L’administration en prend « officiellement » connaissance à l’occasion des révoltes de détenus, notamment dans les années 1930.

Les punitions sont administrées selon une graduation précise : l’évasion, la rébellion (refus du travail, incitation aux mutineries) et les affaires de moeurs conduisent directement au cachot pour 30 à 40 ours. Je me suis rendue dans ce qu’il reste de ces maisons de correction (Vailhauquès, le Luc, Aniane). Sur les murs des cachots, des graffitis, des comptages, des initiales gravées comme sur une pierre tombale, des phrases bouleversantes : « Vive Dieu, vive qui vaincra plus que Dieu. Ne meurs pas. »

H. - La maltraitance a-t-elle pu entraîner la mort ? Dispose-t-on d’estimations chiffrées ?

M. R. - Oui. Les registres d’état civil des villages sont très révélateurs. Dans mes recherches, je me suis plus particulièrement attachée à la maison de correction privée de Vailhauquès, à côté de Montpellier. Jusqu’à la fermeture de la colonie, les jeunes représentent au moins la moitié des décès de tout le village. Ainsi, en 1860, sur 11 morts enregistrés dans la commune, on compte 8 jeunes détenus ; 1861 : 10 décès, 5 détenus ; 1862 : 14 décès, 11 détenus ; 1870 : 26 décès, 17 détenus ; en 1871, une hécatombe : 33 décès, 25 détenus. Pourquoi ces morts ? Les archives de Vailhauquès qui auraient pu répondre à cette question ont malheureusement disparu... Seul élément d’explication, loin d’être suffisant : les taux de mortalité sont plus importants en hiver et au coeur de l’été. Maladies pulmonaires et dysenterie, sûrement.

La misère psychologique a conduit certains au suicide. A Cadillac, un établissement réservé aux filles situé dans les environs de Bordeaux, les autorités ont été alertées par l’abondance de suicides dans les années 1930. A Eysse, dans la vallée du Lot, toujours dans les années 1930, un gamin de l’Assistance publique s’est évadé. Il a échoué au cachot et y est resté enfermé tellement longtemps qu’il en est mort, souffrant de malnutrition et de tuberculose.

H. - Quels sont les moyens mis en place par l’administration pour contrôler ces bagnes pour enfants ?

M. R. - Il y a des inspecteurs généraux, comme M. de Watteville qui, dans les années 1870, s’est rendu à la colonie pénitentiaire du Pezet près de Villefranche-de-Rouergue. A la demande de cet inspecteur, les « bagnards » sont rassemblés dans la cour. Ils sont 129, au garde-à-vous, tous aussi sales les uns que les autres. L’inspecteur demande alors à visiter l’infirmerie où il n’y a plus un lit de libre. Le médecin remplaçant de l’établissement lui explique qu’il a plu les jours précédants et que les enfants ont été obligés de garder leurs vêtements mouillés, par manque de rechange. Choqué par tant de manquements aux règles sanitaires les plus élémentaires, l’inspecteur fait un rapport au vitriol et ordonne la fermeture de la colonie. Si Watteville est consciencieux, bien d’autres ferment les yeux.

H. - Comment se fait-il que personne, parmi les villageois qui vivaient à proximité de ces prisons, n’ait jamais émis la moindre protestation ?

M. R. - On ne plaint pas les voleurs. Avec leur crâne rasé et leur treillis, ces enfants font peur. On ne les aime pas. Les villageois pensent qu’ils ne sont pas faits de la même essence que ceux des milieux respectables. Est-ce si différent aujourd’hui ?

H. - Quelle place occupe la religion dans ce système ?

M. R. - Une place très importante. L’ère de la laïcité, séparant les valeurs républicaines des valeurs religieuses, n’a pas encore sonné. On observe une distorsion flagrante du message évangélique qui accompagne l’éducation dans le processus de socialisation. On répète à ces gosses, à longueur de journée, qu’ils doivent bien faire leur travail parce que c’est Dieu qui leur demande. Le patron, le surveillant représentent l’autorité divine.

H. - Comment avez-vous reconstitué l’histoire de ces bagnes, aujourd’hui oubliés de tous ?

M. R. - Pour recueillir des informations sur les colonies pénitentiaires agricoles d’Etat et privées, sur la période 1850-1945, j’ai travaillé pendant près de trois ans dans les centres d’archives départementales (notamment l’Hérault et l’Aveyron) où j’ai compulsé une quantité de registres d’écrou, de règlements intérieurs, de journaux tenus par les directeurs, de correspondances. Il m’a été plus difficile d’accéder aux archives des congrégations. Les responsables des établissements privés ne laissent pas chercher librement dans leurs archives.

H - Le scandale des bagnes pour enfants éclate en 1934. Dans quelles circonstances et avec quelles conséquences ?

M. R. - Le débat public autour de la question des colonies pénitentiaires agricoles naît de l’évasion collective des enfants du bagne de Belle-Ile, à la suite des mauvais traitements administrés à un de leurs camarades. Avant de manger sa soupe dans le silence absolu, celui-ci avait osé mordre dans un morceau de fromage. Il avait aussitôt été roué de coups par les surveillants. Une émeute et une évasion collective se sont ensuivies. Les touristes présents à Belle-Ile, intéressés par la prime promise pour la capture des fuyards, ont prêté main-forte aux autorités : « C’est la meute des honnêtes gens qui fait la chasse à l’enfant », écrira Prévert. Les journalistes s’emparent de l’affaire. Le grand public ouvre les yeux sur ce type de maltraitance.

En 1945, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une ordonnance sur la protection judiciaire de la jeunesse est prise. Le jeune délinquant est à partir de cette époque considéré comme un individu digne de ce nom, l’approche psychologique participe à cette nouvelle politique. Les établissements ne sont plus fermés. L’enfant est autorisé à sortir le dimanche. On arrête d’exploiter les gamins. L’accent est mis davantage sur l’éducation au détriment de l’apprentissage, lequel a montré ses limites. L’effort se porte aussi sur les mesures d’hygiène et les activités sportives. Le nombre d’établissements d’Etat augmente. Les colonies pénitentiaires agricoles, avec leur fonctionnement archaïque, disparaissent. Toutefois, cette mutation s’opère avec lenteur. Il faut changer le personnel, former des éducateurs spécialisés. La loi du 9 septembre 2002 a créé les centres éducatifs fermés pour mineurs (de 13 à 18 ans) axés sur l’éducation et l’apprentissage avec soutien psychologique. Faut-il y voir un retour aux maisons de correction ? Prendre en charge une dizaine de délinquants par établissement suffira-t-il à guérir le mal des banlieues ?

H - Le souvenir de ces bagnes pour enfants suscite- t-il un malaise aujourd’hui ?

M. R. - Et comment ! J’ai été invitée à Aniane, colonie pénitentiaire industrielle (créée par l’Etat en 1882, fermée dans les années 1990) pour y faire une conférence. J’y ai reçu une volée de bois vert par des gens qui n’avaient jamais consulté les archives... Par manque de connaissance de l’histoire locale et par refus d’accepter l’impensable, on m’accusait de raconter des mensonges. Même accueil à Pezet.

Puis, petit à petit, les consciences ont commencé à s’éveiller et les langues à se délier. J’ai appris qu’après la fermeture de Pezet les gens se sont mis à avoir peur du champ qui avait été banalisé pour faire le cimetière. Les rumeurs les plus folles ont circulé au sujet de cet endroit où l’on avait enterré les enfants : les bêtes qui y broutaient devenaient malades ; des cris d’enfants fendaient le silence des nuits glaciales...

Marie Rouanet
 
Férue d’anthropologie et de culture occitane, Marie Rouanet a publié une trentaine de livres. Il lui aura fallu trois ans d’enquête dans les centres d’archives départementales, notamment ceux de l’Hérault et de l’Aveyron, avant de publier Les Enfants du bagne (Payot, 1992). Un thème qui ne cesse de la hanter. Elle a d’ailleurs publié l’histoire d’une fillette en maison de correction, directement extraite d’un cahier d’écrou : Enfantine (Le Livre de Poche, 2004). 
 
Source : Historia mensuel