Les conclusions de la mission d’information chargée d’évaluer les moyens de la justice
Réunie le 23 octobre 1996, sous la présidence de M. Charles Jolibois, président, la mission d’information de la commission des Lois du Sénat chargée d’évaluer les moyens de la justice a adopté le rapport de M. Pierre Fauchon.
Constituée à l’initiative de M. Jacques Larché, président de la commission des Lois, la mission d’information a centré ses travaux sur l’adéquation des moyens des juridictions civiles et pénales pour répondre à l’afflux des contentieux.
Au terme de six mois d’auditions, de déplacements dans les cours et tribunaux de l’hexagone, de dépouillement des observations des 230 chefs de juridictions représentatifs de plus de 80 % des ressorts de Cour d’appel et de 60 % des TGI, la mission pose en préalable à sa réflexion l’exigence d’exclure toute réforme nouvelle sans moyens adéquats.
Elle a en effet constaté l’asphyxie des juridictions qui ne survivent qu’au prix de taux moyen de classement sans suite des affaires élucidées proches de 50 % (jusqu’à 80 % dans certains tribunaux visités) et de délais de jugement moyens croissants au civil (jusqu’à 4 ans pour la Chambre sociale d’une Cour d’appel du Nord).
Ces moyennes s’expliquent, quantitativement, par la croissance connue du nombre des affaires (triplement en vingt ans au civil alors que l’effectif des magistrats n’a augmenté que de 20 %) et, qualitativement, par l’émergence d’un contentieux de masse très peu juridique notamment au travers de procédures nouvelles peu formalisées (juge de l’exécution par exemple) mises en place sans moyens supplémentaires.
Pire, ces moyennes masquent des disparités de délai de traitement des affaires civiles allant du simple au triple dans les cours d’appel, du simple au quintuple dans les TGI et de 1 à 7 dans les tribunaux d’instance.
Ce sont les magistrats et les auxiliaires de justice eux-mêmes qui, forts de leur expérience quotidienne et armés de statistiques encore insuffisamment fiables mais largement diffusées, dressent cet autoportrait sans concession. Cependant, conscients des contraintes budgétaires, ils proposent également un grand nombre de voies d’amélioration de leur fonctionnement pour traiter l’" embolie " qui caractérise d’ores et déjà le système judiciaire. La mission s’en fait l’écho et n’a exclu l’examen d’aucune.
Ses propositions reposent sur trois axes :
- l’élaboration d’une carte judiciaire réaliste permettant d’orienter dans la transparence les redéploiements de ressorts et d’effectifs, les recrutements nouveaux et diversifiés ainsi que la modernisation de la gestion prévisionnelle (propositions n°s 1 à 17) ;
- l’amélioration du fonctionnement interne en dégageant le juge des tâches non proprement juridictionnelles : généralisation des assistants de justice, création de postes de gestion sous l’autorité du chef de juridiction, poursuite de l’informatisation et développement de la documentation, assouplissement des transferts (propositions n°s 18 à 24) ;
- la modernisation des procédures classiques sans extension de la compétence du juge unique (sauf simples ajustements de cohérence), avec un effort de simplification et d’harmonisation des procédures et le souci d’éviter les abus de recours à la justice, notamment par une meilleure information du justiciable sur la réalité de ses droits au travers des auxiliaires de justice (propositions n°s 26 à 35).
Enfin, la principale proposition adoptée par la mission (n° 36) repose sur son diagnostic de la nécessité d’une approche radicalement différente pour le traitement du contentieux de masse qui, tout en étant abondant et peu juridique, nécessite un examen
personnalisé.
Elle propose en conséquence que soit étudiée une réforme des tribunaux d’instance et des tribunaux de police pour les adapter aux " contentieux de masse " suivant des modalités s’inspirant des actuelles " maisons de justice ", de la conception originelle des juges de paix et des spécificités de ce type de contentieux.
Le cadre du tribunal d’instance lui apparaît en effet le plus approprié pour conserver un traitement judiciaire tout en adaptant ses modalités : les magistrats seraient recrutés largement parmi les magistrats à titre temporaire créés par le législateur en 1995 et dont la mise en place n’a que trop tardé ; ils statueraient au fond, à défaut d’aboutissement de la
conciliation généralisée à laquelle ils procéderaient préalablement.
La réflexion à mener devrait porter également sur les fondements de leur décision (équité ou droit) ainsi que sur la nature et le seuil de l’appel.
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Ces 36 propositions constituent pour la mission d’information des priorités à mettre en oeuvre avant que puisse être engagée toute réforme exigeant des moyens nouveaux non justifiés par la volonté d’améliorer le fonctionnement des juridictions.
Les 36 propositions de la mission
Une carte judiciaire réaliste
1) Réviser la carte judiciaire
Proposition n° 1 : Elaborer une nouvelle carte judiciaire qui prenne acte des évolutions durables du flux en supprimant au moins la centaine de juridictions identifiées par le rapport Carrez comme "ne répondant plus à un réel besoin" et en créant des chambres et des juridictions nouvelles là où les besoins sont évidents.
Il s’agit dans l’immédiat d’un exercice théorique mais qui paraît nécessaire pour mettre en évidence le caractère inadapté de la carte actuelle.
Proposition n° 2 : Intégrer dans la réflexion sur la carte judiciaire les regroupements permettant ultérieurement une spécialisation effective au sein des TGI.
Proposition n° 3 : Etablir un plan de transition sur dix ans ou même davantage, de la carte actuelle à la nouvelle.
Proposition n° 4 : Prévoir des chambres détachées et tenir des audiences foraines lorsque la présence physique du juge parait indispensable.
2) Redéployer les effectifs budgétaires
Proposition n° 5 : Redéployer les effectifs en fonction des besoins objectivement constatés.
Proposition n° 6 : Etudier la possibilité d’instaurer une durée maximale d’affectation pour les chefs de juridiction, voire pour les présidents de chambre et les magistrats.
Proposition n° 7 : Favoriser par des aides appropriées la mobilité des magistrats.
Proposition n° 8 : Développer le télétravail.
Proposition n° 9 : Assurer les recrutements de magistrats programmés en 1995, à l’exclusion de tout prélèvement pour une nouvelle réforme.
Proposition n° 10 : Renforcer les effectifs des greffes au-delà de la programmation.
Proposition n° 11 : Réguler le concours d’accès à l’ENM grâce à une gestion prospective des effectifs de
magistrats.
Proposition n° 12 : Activer la diversification du recrutement des
magistrats.
3) Moderniser la gestion des effectifs
Proposition n° 13 : Organiser un mouvement unique annuel.
Proposition n° 14 : Compenser intégralement les temps partiels.
Proposition n° 15 : Accroître le nombre des magistrats et greffiers placés.
Proposition n° 16 : Etendre aux autres catégories de fonctionnaires le mécanisme du " placement ".
Proposition n° 17 : Mettre en place les magistrats à titre temporaire et conseillers de cours d’appel en service extraordinaire créés en 1995, d’abord à titre expérimental puis si cette expérience le justifie d’une manière systématique en fonction des besoins.
Améliorer le fonctionnement actuel de la justice
1) L’aide à la décision
Proposition n° 18 : Généraliser les assistants de justice.
2) L’aide à la gestion
Proposition n° 19 : Créer progressivement des postes de gestion au sein des juridictions pourvus par l’affectation d’un administrateur qualifié placé sous l’autorité du chef de juridiction.
3) Améliorer les méthodes de travail : informatique et documentation
Proposition n° 20 : Rendre plus homogène l’informatisation des juridictions.
Proposition n° 21 : Développer la maintenance locale.
Proposition n° 22 : Rendre aux juridictions du premier degré l’autonomie de gestion de leurs crédits informatiques au sein de leur budget de fonctionnement pour le renouvellement des matériels.
Proposition n° 23 : Développer l’assistance documentaire.
4) Les transferts de compétence
Proposition n° 24 : Etendre aux greffiers les transferts effectués vers les greffiers en chef par la loi du 8 février 1995.
Proposition n° 25 : Repenser la participation des magistrats
à des commissions extrajuridictionnelles.
La modernisation des procédures
1) Améliorer les procédures classiques
Proposition n° 26 : Rendre plus cohérent le domaine du juge unique.
Proposition n° 27 : Maintenir une véritable collégialité en tout état de cause en appel.
Proposition n° 28 : Normaliser en concertation avec les auxiliaires de justice les formalités de saisine des juridictions et la présentation des conclusions écrites.
Proposition n° 29 : Généraliser le traitement direct en coordonnant la tenue des audiences.
Proposition n° 30 : Automatiser l’exécution des jugements pour qu’elle devienne effective.
Proposition n° 31 : Etendre la représentation obligatoire par un avocat.
Proposition n° 32 : Améliorer l’information des justiciables, notamment demandeurs de l’aide juridictionnelle, sur les conséquences d’un rejet de leur demande.
Proposition n° 33 : Assurer un meilleur contrôle des demandes d’aide juridictionnelle afin d’éviter les abus par rapport aux motifs prévus par la loi.
Proposition n° 34 : Interdire les demandes nouvelles en appel sauf
actualisation des demandes présentées en première instance.
Proposition n° 35 : Créer un mécanisme d’admission des pourvois en cassation .
2) Le traitement spécifique du contentieux de masse
Proposition n° 36 : Etudier une réforme des tribunaux d’instance et des tribunaux de police en vue de les adapter aux " contentieux de masse " suivant des modalités s’inspirant
de la conception originelle des juges de paix, de l’expérience des actuelles " Maisons de Justice " et des spécificités de ces contentieux :
- magistrats recrutés largement parmi les magistrats à titre temporaire ;
- généralisation et valorisation des tentatives de conciliation au civil comme au pénal ;
- à défaut de conciliation, le litige est tranché au fond par le même juge ;
- redéfinition des compétences à partir du concept de " petit contentieux ".