PEINES DE SUBSTITUTION : « MIEUX C’EST, PIRE C’EST. »
On dit que les choses bougent et aussi les sensibilités. On rencontre même des croyants, athées ou non, qui professent leur foi dans « le progrès humain » (« humain » par opposition à « technologique », il vaut mieux préciser). Pour eux il y aurait une construction rationnelle de l’histoire et l’on irait vers de l’humain humanissime, une sorte de civilisation de plus en plus éloignée de toute sauvagerie.
En 1906, à Délémont, en Suisse, un chien a été jugé par une cour de justice puis exécuté pour avoir participé à un vol suivi d’un meurtre.
En 1801, en Angleterre, un enfant de 13 ans, Andrew Brenning, fut pendu pour avoir subtilisé une petite cuillère.
On ne pend plus les enfants, ce qui est bien dommage aux yeux de certains. Une des scènes les plus impressionnantes du documentaire Bowling for Columbine [1] est celle où l’on voit la tête du juge chargé de l’affaire du petit garçon de 6 ans qui a tué d’un coup de revolver une fillette de son âge aux États-Unis. Le juge se veut imperturbable et l’on perçoit pourtant dans un tremblement du regard sa révolte quand il dit d’une voix blanche avoir reçu un nombre incalculable d’appels téléphoniques de gens respectables réclamant la pendaison de l’enfant.
Mais même dans nos pays moins évolués, nous sentons bien que ces attardés mènent un combat dépassé. On fera peut-être plus désastreux qu’avant mais pas à l’identique.
Autres temps, autres moeurs. Et il en est ainsi de la prison. Beaucoup - et pas uniquement parmi les non-violents et les compatissants - pensent que la prison est obsolète. Ce que veut le peuple, ce n’est pas la prison mais la punition. Pratiquement personne ne s’oppose à la suppression des peines d’enfermement pourvu seulement qu’elles soient remplacées par autre chose « de mieux ». L’opinion publique n’existe pas, elle n’est que la résultante des forces de pression dont les médias se font l’écho. Petit à petit, l’idée de quelques gestionnaires à la page selon laquelle l’incarcération ne sert à rien et surtout pèche par son archaïsme se glissera dans les interstices des planches où se produisent les ténors. Ainsi pour les « modernes » (jeunes et vieux branchés) l’abolition des prisons va dans le sens de l’Histoire, il ne faudrait pas rater ça. Lors des émeutes de mai 1985 dans plusieurs centres pénitentiaires, un journal considéré bien à tort comme plus réactionnaire que d’autres posait cette question en première page et en gros caractères : « La prison ne sert à rien mais par quoi la remplacer ? » (Le Parisien libéré).
L’emprisonnement à but lucratif ne retardera pas le processus car nous verrons qu’il a toute sa place dans une nouvelle politique où l’ennemi à supprimer sera mieux ciblé. Aucun avenir radieux ne risque de nous éblouir.
Pour le moment, retenons ceci : pratiquement tous les professionnels, avec l’appui du vulgum pecus, sont d’accord pour reconnaître en la prison un pis-aller qu’il vaut mieux, dans l’intérêt de la Société, chercher à éviter. Des peines alternatives existent. Force nous est de reconnaître leur caractère assez limité. Elles sont proposées en cas de délit ou plutôt, en général, de petits délits.
Avant même la sentence, le juge a la possibilité de demander un contrôle judiciaire à caractère socio-éducatif. Les prévenus qui s’y soumettent se présentent libres à l’audience, ce qui est un indéniable avantage leur permettant neuf fois sur dix d’échapper à la prison même s’ils vivent quelque temps comme sous un oeilleton. La généralisation des procédures rapides telles que les comparutions immédiates a fait tomber en vingt ans de 140 000 à 70 000 le nombre de personnes sous contrôle judiciaire. On accusera sans doute de perfidie celle qui fait observer que cette mesure semble de plus en plus réservée à des accusés qui n’ont pas précisément connu la mouise.
Les solutions de rechange à l’incarcération proprement dite sont peu nombreuses et bien connues. La plus appréciée est le sursis (mais cette épée de Damoclès tient à un fil et, pour des affaires en général minuscules, peut vous transpercer de manière très inconsidérée).
Lorsqu’il y a ajournement de peine avec mise à l’épreuve, le juge se prononce sur la culpabilité du prévenu, mais remet sa décision à plus tard quant à la peine. Le coupable a intérêt à revenir en se faisant bien voir, ce qui est « tout naturel » dans certains milieux et d’un artificiel pitoyable dans d’autres. Aura su y faire celui qui aura réparé le dommage causé ou montré sa bonne volonté en entreprenant par exemple une cure de désintoxication.
Les amendes ne sont pas une alternative à l’incarcération puisqu’elles sont une peine de simple police exigée en cas de contravention ne relevant justement pas des tribunaux. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Dans l’antiquité grecque, le meurtrier pouvait proposer à la famille de la victime une forte somme qui lui permettait de racheter sa vie. La religion chrétienne n’aurait jamais vu le jour sans cette idée d’un rachat possible de la faute. Si la douleur n’avait vraiment aucun prix, on ne verrait pas « au civil » les tractations pour les dommages et intérêts que réclament les victimes. Étrangement l’argent permet ici de dépasser l’inavouable cruauté dont se sent capable celui qu’anime un esprit de vengeance. Plus étrange encore : la victime se satisfait à un moment donné d’une certaine somme alors même que celle-ci peut être versée par un organisme quelconque comme une caisse d’assurance et non par le criminel qu’elle a tendance alors à tenir quitte de son acte. Je veux bien qu’on dise que l’argent joue ici un rôle symbolique. Mais la place qu’il prend comme règlement des comptes ne mériterait-elle pas quelques colloques de réflexion ?
C’est en 1983 qu’a vu le jour en France l’une des utopies que prônait Thomas More en 1516 : les condamnés à un travail d’intérêt général accomplissent un travail gratuit d’une durée de une à six semaines de quarante heures au profit d’une collectivité publique ou d’une association. L’idée séduit beaucoup. Plus ou moins consciemment, les honnêtes gens apprécient le travail infligé comme peine non parce qu’il est fatigant ou ennuyeux et, dans la Bible, la grande malédiction de Dieu, mais parce que non rémunéré. Il est assez difficile cependant d’ignorer qu’il s’agit là d’une très classique punition. Pas le bagne, pas les mines de sel, mais un travail forcé et donc en soi quelque chose qui se veut pénible et, de toute façon, une humiliation. On a souvent lu l’exemple de cet homme qui roulant trop vite avait causé la mort d’un enfant. Il fut condamné à travailler dans le service d’un hôpital où tous les jours il pouvait voir de ses yeux des enfants brisés, brûlés, hurlant. Voilà l’exemple même du travail rédempteur qu’on propose. Je me demande s’il n’eût pas mieux valu pour lui être condamné à mort.
Les juges n’ont pas tous les jours d’aussi bonnes idées cruelles et les travaux d’intérêt général sont juste des corvées infligées comme pénitences. Évidemment, lorsqu’on propose à quelqu’un de servir gratuitement ou d’aller en taule, c’est mieux que de l’incarcérer sans discussion, mais parler de choix est un abus de langage, ni le juge ni lui ne sait vraiment à quel châtiment le coupable s’expose. J’ai rencontré au zoo de Lille une gardienne qui me parlait avec beaucoup de compassion d’un condamné qui en était malade chaque fois qu’il devait déposer la nourriture dans la fosse aux serpents. [2]
Je reste persuadée que seul un petit enfant, parce qu’il déborde d’amour et qu’il ne saisit peut-être pas encore toute la saleté des choses, peut pardonner les sanctions qu’on lui inflige. Passé un certain âge, toute punition est une provocation au ressentiment voire à la colère. Le travail forcé doux comme les autres. D’autant que, contrairement à une idée reçue, il ne s’agit en rien d’une réparation.
Cet expédient offre pourtant un intérêt : des juges qui ont du cran s’en servent pour manifester publiquement que « tout vaut mieux que la prison » et c’est un message qui fait son chemin.
Dernier gadget sorti : le bracelet électronique. Le principe en avait été adopté en décembre 1997 et c’est en 2000 que cent premiers détenus ont été mis à l’épreuve du système. Le ministère a été discret sur les résultats.
Le placement sous surveillance électronique consiste, sur décision de justice, à contrôler à distance les allées et venues d’un individu portant un bracelet relié par un modem à un ordinateur central qui enregistre et signale toute infraction aux règles des seuls parcours autorisés.
Ce qui avait été conçu à l’origine comme une alternative aux courtes peines d’emprisonnement semble à présent surtout tenter les juges d’application des peines qui souhaiteraient que soient surveillés de près les libérés en conditionnelle. N’est-il pas intéressant de relever dans la loi Perben qu’aux critères de révocation prévus s’ajoutent désormais les cas « d’inconduite notoire » ? Autre innovation remarquable : jusqu’alors la surveillance des écrans de contrôle était confiée à des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire, la nouvelle loi permet de laisser cette charge à « des personnes de droit privé habilitées » dans des conditions qui doivent être précisées par décret.
Le projet de loi sur la protection de la présomption d’innocence prévoyait d’étendre ce dispositif à la détention provisoire, ce qui n’était pas sot. Mais chacun a pu voir avec quelle détermination la police avait lutté contre ce projet. Elle a obtenu gain de cause. Ce n’est pas la première fois que c’est elle, dans ce pays, qui fait la loi.
Le bracelet électronique permet d’aller travailler, mais c’est une astreinte de chaque jour lorsqu’il faut prévenir les autorités quand on compte aller chez le coiffeur, à la laverie ou se faire faire une prise de sang. Selon les cas, l’ordinateur relève les manquements aux horaires ou aux trajets assignés.
Des sociologues et juristes ont immédiatement pointé un des dangers majeurs de cette formule : lorsqu’elle existe, la famille entière doit jouer un rôle de sentinelle.
On peut s’attendre à toutes les dérives et le fameux bracelet intéresse nombre de braves gens : ceux en charge de tout le contrôle social. Oh ! bien sûr, on « respectera la liberté individuelle » et « c’est pour son bien » qu’on « proposera » à un alcoolique d’accepter le port du bracelet lui interdisant l’entrée des cafés, à un joueur de se fermer de lui-même les salles de jeux, à un adolescent de se garder d’approcher des centres commerciaux. Des entreprises pourront facilement empêcher l’accès de tel bâtiment à leurs employés. N’évoquons même pas les interdictions (« librement acceptées ») entre époux ou de parents à enfants. À l’amour rien d’impossible.
La surveillance électronique n’a d’intérêt aux yeux de ses promoteurs que si elle empêche de facto la délinquance ; on s’attend donc à ce qu’elle soit prochainement agrémentée de « réponses électriques » capables de paralyser l’éventuel agresseur. Ces bracelets-là existent, ils sont fréquemment utilisés dans d’autres pays, particulièrement lors des procès ; des décharges, parfois très violentes, retiennent l’accusé de tout geste d’irritation ou de déclamations paraissant déplacées à la barre.
En 1975, j’avais relevé cette étude faite par des chercheurs américains sur la possibilité d’améliorer encore ce système en le greffant directement sous la peau : « Un homme avec un lourd passé de cambrioleur est suivi par l’ordinateur jusqu’à un centre commercial. Là, les renseignements physiologiques révèlent un rythme respiratoire accéléré, une tension musculaire, une sécrétion accrue d’adrénaline. On peut supposer avec une quasi-certitude que l’homme va commettre un délit. L’ordinateur, dans ce cas, après avoir évalué les possibilités, prendrait une décision et alerterait la police ou le juge d’application des peines afin qu’ils puissent se rendre sur les lieux le plus vite possible. Au cas où le sujet serait “équipé” d’un émetteur-récepteur à longue distance, il pourrait transmettre un signal électrique qui bloquerait tout passage à l’acte en faisant en sorte que le sujet oublie ou abandonne son projet. » [3]
Bien dans l’air du temps, la dernière solution de rechange quant à l’emprisonnement se met en place sous la forme d’établissements pour peines aménagées (EPA). Ce sont des prisons sans barreaux, entre centres de détention et foyers de semi-liberté. Ils sont destinés aux condamnés à une courte peine qui normalement devraient la purger dans une maison d’arrêt (on sait à quel point elles sont dégoûtantes, surchargées et décourageantes). Les EPA peuvent aussi servir, en toute fin de parcours, pour les condamnés ayant pratiquement accompli leur peine. Les premiers s’ouvrent à Villejuif, Metz et Marseille. Les places sont chères et les détenus autorisés à en bénéficier triés sur le volet, ils doivent offrir toutes les garanties possibles de réinsertion. Bref ce sont des prisons allégées pour gens de bon aloi.
Un peu à part, car ne faisant pas encore officiellement partie des peines prévues par la loi française, les « peines honteuses » (shame sanctions, malencontreusement souvent traduites par
« peines infamantes » [4]). Des collèges et lycées déjà affichent dans les couloirs et à la porte de l’établissement la photo, le nom et le motif des punitions frappant chaque élève. C’est un bel exemple et ces éducateurs auront tout lieu de se féliciter d’avoir appris quelque chose à leurs élèves, la dureté ou, mieux, l’indifférence à l’égard de ceux qu’on châtie.
Les peines fondées sur la honte du coupable risquent de plaire beaucoup d’ici peu. D’abord parce qu’elles sont blessantes, c’est-à-dire qu’elles reposent sur l’idée que c’est à chacun d’avoir un regard qui blesse le coupable ; le premier venu est appelé personnellement à se désolidariser en public du puni, ayant ainsi l’occasion de montrer à tous sa vertu.
Ces peines plairont aussi parce qu’elles sont stupides, les plus capables de générer la haine de la part de ceux qui en seront victimes : ce ne sera plus seulement l’institution qui sera taxée de violence mais « l’homme de la rue », et ce à juste titre.
Une association américaine fonctionnant comme un observatoire des prisons a fait circuler en 2002 des photos de prisonniers nus, menottés, les pieds entravés, une chaîne autour de la taille reliant par une autre chaîne les menottes aux entraves ; à chaque sortie de cellule, soit six fois par jour, tous les prisonniers, même condamnés à de très courtes peines, doivent se déshabiller intégralement, s’enchaîner eux-mêmes (la « black box » est dans leur cellule et s’ouvre à distance par commande électronique) et marcher les jambes écartées à cause des entraves sur cent mètres avant de passer sous un portique de détection ; là, les vêtements déposés sur un chariot à la sortie de cellule leur sont alors rendus.
Ce n’est qu’un exemple parmi cent autres de l’humiliation utilisée comme punition dans le Nouveau Monde. Nous avons évoqué plus haut les panneaux portant la raison de pareille sanction que certains sont condamnés à promener en ville. De vieux juristes nous jurent que ces pratiques « ne prendront pas » en France simplement parce qu’elles « ne sont pas dans la mentalité européenne ». Certains s’appuient sur un fait réel : l’horreur qu’inspira la prison aux résistants (puis aux « collaborateurs ») qui par la suite exercèrent des fonctions politiques. Mais les jeunes politiciens n’en ont plus rien à faire de cette commmisération d’un autre âge, ils aiment cette idée de honte infligée parce qu’elle est « participative ». Des juges tout neufs vont s’en donner à coeur joie, on va enfin faire appel à leur créativité, ça fera de belles performances fondées sur la farce et le drame : voir des individus se promener dans les rues avec un écriteau portant le motif de la condamnation mettra un peu d’animation dans les quartiers trop privés de fêtes culturelles.
Avant de poursuivre, disons-le tout net, ces peines prétendument « de substitution » ne sont pas, comme on a essayé de nous le faire accroire, une alternative à la prison. Elles se surajoutent à l’arsenal répressif actuel et ne remplacent rien. Il faut bien voir par exemple que le placement sous surveillance électronique ou le travail d’intérêt général sanctionnent des faits ou des attitudes qui, jusque-là, ne valaient quand même pas la prison.
Avant, un homme pouvait être libéré en conditionnelle. C’était de la part de ceux qui en prenaient la responsabilité un acte public de confiance. Désormais, au lieu de se retrouver libre, le détenu ira faire un ou deux ans de plus dans un établissement pour peine aménagée puis se verra menotté par le bracelet électronique.
Déjà Michel Foucault avait fait observer que les mesures d’alternative à la prison allaient toujours dans le sens d’un contrôle social accru en emprisonnant dehors ceux qu’on voulait réprimer. Loïc Wacquant, analysant comment la gauche libérale d’après 1981 avait sacrifié tout idéal de justice à la marchandisation des rapports sociaux, montrait en 1999 comment la France devenait de plus en plus policière et traitait pénalement la pauvreté en multipliant les punitions et sanctions sous forme de contrôles [5]. Ces contrôles sont le propre de l’emprisonnement (surveillance de l’espace, du temps, des occupations, des fréquentations). Les peines privatives de liberté n’ont pas besoin de quatre murs pour enfermer quelqu’un. D’autant qu’elles s’accompagnent les unes et les autres de diverses mesures toutes chargées de menaces. Ce qui se mijote à l’aube du XXIe siècle n’est pas très réjouissant. Un détenu m’écrivait « Mieux c’est, pire c’est ! ».
Mais que font donc les modernes ? On peut fort bien sortir de prison 80 % des détenus sans alarme ni scandale : le bracelet électronique serait effectivement utilisé comme prévu pour les prévenus en détention provisoire avant leur jugement ; les toxicomanes qui causent tant de difficultés aux surveillants seraient envoyés dans des lieux de soins ; nous avons vu que les autorités compétentes estimaient à un tiers de la population carcérale les malades mentaux, ce ne serait sans doute pas un luxe inutile d’en confier au moins une bonne moitié à des psychiatres ou à des associations de patients ; cela ne choquerait pas grand monde si les malades en fin de vie étaient graciés ; les étrangers n’ayant commis aucune autre infraction que d’être en situation administrative irrégulière encombrent étonnamment les maisons d’arrêt et, sur ce terrain, même au ministère de l’Intérieur, on s’accorde à voir dans la détention la réponse la plus déphasée possible au problème posé ; quant aux petits délits, on sait que l’opinion publique applaudit de ses millions de mains au travail d’intérêt général.
Ainsi le contribuable, surtout s’il savait ce que lui coûte une journée de prison [6], accepterait, d’un bon coeur avisé, la libération de quatre cinquièmes des détenus (à condition qu’ils soient punis sévèrement mais autrement que par l’incarcération) pourvu que le dernier cinquième, les « vrais criminels », ne sorte jamais.
Pour eux on peut craindre le pire.
Du côté des humanistes et militants des Droits de l’Homme, l’accord qui se fait sur la nécessité d’évacuer les prisons en commençant par les condamnés à de courtes peines et les malades (toxicomanes et psychotiques légers) tient peu compte du corollaire obligé de cette affirmation : les 20 % qui resteraient (ou 30 % ou 3 %, les chiffres faisant l’objet des négociations que l’on peut imaginer) seraient enfermés sous l’étiquette d’individus dangereux. Boucs émissaires, symboles, ces captifs-là seraient des marionnettes qu’on agiterait dans une mise en scène qui se voudrait plus mélo-gore encore qu’aujourd’hui.
« Les longues peines doivent être intégralement exécutées : c’est un contrat moral entre la société et les victimes » dit Alain Boulay, président de l’association Aide aux parents d’enfants victimes [7]. Le désir de vengeance de la victime, légitimé par la vox populi, a changé le sens même du procès puisqu’elle y réclame, en lieu et place du procureur de la République, la souffrance réelle du coupable. Enhardies par des succès qui ont dépassé toutes leurs espérances, les associations de victimes veillent avec opiniâtreté à ce qu’on n’abrège d’aucune façon le supplice.
La Société entière a épousé cette idée d’immuabilité du criminel qui doit absolument le rester à vie. Il ne doit pas changer : le malfaiteur idéal serait celui qui ne regretterait jamais son acte et serait prêt à recommencer aussitôt dehors. Les victimes organisées sont heureusement là pour protéger la Société et lui faire peur. De plus en plus, il est question de les consulter pour toute libération conditionnelle. [8]
La victime est la preuve que le coupable est un individu dangereux. Toute la question est de savoir ce qu’est un individu dangereux. Et c’est toujours une question de contexte, bien entendu.
A priori est considéré comme dangereux un homme qui a été très durement puni (rappelons qu’avec la loi Three strikes, you’re out, aux États-Unis un petit délinquant peut se retrouver condamné à la prison à vie pour une bricole). La petite délinquance est la conséquence immédiate de modes de vie imposés par une politique économique donnée, mais en France les grands crimes demeurent contingents. Les circonstances, l’âge, les conditions de vie, l’état de dépression qu’on traverse, tout se conjugue à un instant x pour que se produise un drame qui aurait pu ne pas se produire. Il est irrationnel de considérer comme dangereux quelqu’un qui jamais ne récidivera.
C’est pourtant bien sous le prétexte de leur dangerosité que sont enfermés des criminels dans des prisons de « haute sécurité ». Les y rejoignent aussi les insoumis ou ceux qui ont quelque difficulté à supporter la réclusion.
En 1978, le Groupe Information Prisons publiait un texte de Michel Foucault dont voici quelques extraits :
« Autant qu’on le sache, la loi punit un homme pour ce qu’il a fait, mais jamais pour ce qu’il est. Encore moins pour ce qu’il serait éventuellement ; encore moins pour ce qu’on soupçonne qu’il pourrait être ou devenir. Et voilà que maintenant, la justice pénale, de plus en plus, s’intéresse aux gens “dangereux” ; elle fait de la “dangerosité” une catégorie sinon punissable, du moins susceptible de modifier la punition. [...] La “dangerosité”, cette sombre qualité qu’on prête aux individus, vient maintenant s’ajouter au délit. Et donne droit à un supplément de peine. On est en train de créer l’infraction psychologique, le “crime de caractère”. Je te punis car tu n’es pas comme il faut.
« Raisonnons un peu.
« Si la dangerosité est une catégorie psychologique parmi d’autres, elle ne saurait entraîner aucune peine, ni aucun supplément de peine.
« Si la dangerosité est une possibilité de délit ou d’infraction, aucune loi n’autorise à punir une simple virtualité. [...]
« Or le décret de 1975 autorise l’Administration pénitentiaire à modifier le déroulement de la peine et à placer le condamné en quartier de haute sécurité si on découvre en lui une “dangerosité”. Dangerosité qui n’est plus manifestée par le délit mais suscitée par la prison. Eh bien, si la prison crée un danger qui lui est spécifique, c’est la prison qu’il faut supprimer.
« [...] Si la prison crée le danger, il est juste et légitime de vouloir y échapper. C’est indispensable, en tout cas, si on ne veut pas devenir dangereux soi-même ; nul ne doit se faire le complice de ceux qui l’exposent volontairement à devenir dangereux. L’évasion dans ce cas est un devoir. » [9]
Un homme dangereux en soi n’existe pas. Un homme violent ou énervé, oui on en connaît tous. Mais un homme dangereux... ? Ou alors si, celui-ci ou celle-là qui passe de douces heures de rêveries dans son salon à imaginer quelles tortures il ou elle aimerait infliger. Jusqu’à quel point est-il ou est-elle capable de passer à l’acte ? Impossible heureusement de le savoir. Nous vivons près d’assassins potentiels à qui ne manque que l’occasion. Vis-à-vis d’eux comme des condamnés, un seul impératif de bon sens : comprendre ce qui se passe pour agir en fonction des causes et non plus des conséquences.
La prison destinée aux « vrais criminels » sera donc d’une cruauté extrême et cependant on voit poindre une ultime alternative plus raffinée encore, la psychiatrisation.
Lorsqu’il s’agit de tueurs en série par exemple - si rares soient-ils - l’esprit de beaucoup (dont je suis) renâcle à admettre qu’on se trouve là en face de personnes sensées. Ces psychopathes sont des malades. Il faudrait les soigner. Les Landru apparemment sains d’esprit restent de grands mystères ; il en existe sans doute d’autres, ils ne se font jamais arrêter. Mais ceux qu’on voit de très loin en très loin dans les cours de justice en Asie, en Europe et ailleurs, présentent généralement les symptômes habituels de la paranoïa. On prend prétexte de ces grands déments pour décréter que tout meurtrier a besoin de se faire traiter. Car il n’estpas humain de tuer son prochain.
Avec l’injonction de soins, on a facilement réglé le problème pour les délinquants sexuels. Dans les pays policés, un homme normal n’a le droit de forcer une femme non consentante que dans certains cas et autorisé par un officier supérieur ou Monsieur le Maire, sinon il ne peut s’agir que d’un individu souffrant de troubles psychiques.
La castration et la lobotomie, quand elles peuvent se passer de chirurgie, ont très bonne presse dans le public. Tant qu’il s’agit de pilules ou de piqûres, on est dans le lisse, le doux, le bénin. L’homme qui prend des neuroleptiques, dans un premier temps, ne l’entend pas de cette oreille car ce n’est manifestement pas le désir sexuel qu’on lui coupe, mais tout désir, et avant tout celui de vivre.
Sa panique face à l’existence de zoophyte qui lui est proposée comme « la » solution ne dure pas. Très vite, son indifférence laquée à tout chagrin, à tout plaisir, à toute rencontre avec ses proches va lui permettre de glisser convenablement dans l’obésité et l’idiotie attendues. Et tout le monde trouve ça bien.
Avant qu’on ne les « soigne », les grands délinquants sexuels ou les meurtriers atypiques passent devant des experts usurpant très souvent avec un formidable aplomb la fonction de juge (il faut bien appeler un chat fourré un chat, même s’il discourt sans hermine). Les diagnostics sont fréquemment des monuments d’ineptie lorsqu’il s’agit d’experts en psychiatrie. Certains magistrats le savent fort bien qui réclament plusieurs contre-expertises. Mais pareille rigueur intellectuelle coûte de l’argent et du temps, autrement dit elle est bien rare.
C’est dans le cas patent d’erreur judiciaire reconnue que le côté grossier de ces bouffonneries pourrait éclater au grand jour. Mais lorsque par miracle un innocent est innocenté, personne n’a la curiosité de revoir ces fameuses expertises qui l’avaient fait scientifiquement condamner.
Une histoire sordide mais banale montre bien comment des allégations en entraînent d’autres de plus en plus graves. C’est juste un jeu de langage. Elle est racontée par Philippe Bernardet et Catherine Derivery [10] ; je suis obligée de l’abréger, c’est dommage car c’est l’accumulation de détails inventés qui a failli faire condamner Pascal Forki à perpétuité.
Le 8 avril 2000, le corps d’une enfant de deux ans est repêché dans une rivière. À première vue, il s’agit d’un accident. Mais la pédiatre de service à l’hôpital où le corps a été transporté signale au parquet une « béance anale » qui lui paraît anormale. Dans le procès-verbal établi au commissariat, cette information se transforme en « béance énorme, un sphincter déchiré, totalement dilaté ». La police considère à présent qu’il s’agit d’un viol et d’un homicide. Pascal Forki, amoureux transi de la mère de l’enfant, devient le suspect numéro un. Et à partir de ce moment-là, toutes les expertises psychologiques et psychiatriques vont aller dans le sens de la confirmation de cette hypothèse. Cet homme « incapable d’investir une sexualité adulte » devient un peu plus tard un « déviant sexuel, apeuré par les femmes, n’ayant jamais été adapté ». Impressionnée, la mère se souvient brusquement d’avoir remarqué du sang et du sperme sur la couche de son bébé... puis elle se dédit. Pendant ce temps, le commissaire interroge le suspect sous les coups habituels pour le faire avouer. Puis le suspect est incarcéré. On doit à Dominique Lecomte, directrice de l’institut médico-légal de Paris, commise pour une expertise complémentaire, d’avoir prouvé que l’enfant s’était noyée toute seule. La sodomie ? Aucun signe ni avant ni après le décès de l’enfant, la dilatation de l’anus étant un phénomène courant sur un cadavre.
Voilà un homme sauvé in extremis des soins qu’on aurait aimé lui prodiguer. Il échappe à l’émasculation chimique. C’était ça ou rien selon les aléas de l’établissement où il se serait retrouvé. De toute façon, s’il avait violé et tué cette enfant de deux ans (et souvenons-nous de notre candide indignation lorsque les médias nous apprirent ce drame), celui qui n’aurait pu être qu’un malade mental n’aurait eu qu’une chance infime de suivre une maigre psychothérapie, l’administration pénitentiaire n’ayant pas les moindres moyens de payer.
Et pourtant, cette fois pour la petite délinquance, une certaine forme de psychothérapie tente nombre de juges à la page enthousiasmés par des reportages « vus à la télé » sur le behaviorisme d’outre-Atlantique. La psychologie du comportement ne s’intéresse pas plus aux explications d’ordre physiologique qu’à l’introspection. C’est sur ses résultats qu’on mesure son efficacité. Tentant.
Elle est tenue pour scientifique puisqu’elle s’affirme comme objective, précise, méthodique, chaque cause produisant expérimentalement les mêmes effets. Parce que scientifique, elle est donc dégagée de tout bas sentiment de vengeance, pure en quelque sorte, et pourtant ce qui plaît tant en elle chez les juges, c’est qu’elle réintroduit la punition. Fondée sur la récompense et la sanction, elle réconcilie le public avec cette bonne vieille idée qu’on peut corriger quelqu’un. Corriger un chenapan ou un scélérat, c’est le redresser, le dresser. La plupart des psychothérapeutes ne sont pas très pointilleux quant à leurs pratiques lorsqu’ils sont payés par l’État ou n’importe quelle institution en tenant lieu : ils savent nettoyer les cerveaux, rééduquer ne leur a jamais fait peur. Les méthodes de redressement de ces gamins ou de ces jeunes adultes, du moment qu’elles fonctionnent, n’offusquent pas grand monde (perdus pour perdus...). La fin justifie les moyens, il faut savoir ce qu’on veut, on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs, etc. Nous ne pouvions faire le tour des solutions alternatives à la prison sans évoquer ces camps confiés à des éducateurs spécialisés. Le soir, les jeunes peuvent même chanter des gospels autour d’un feu. On leur inculque les vraies valeurs, la soumission à la hiérarchie, le goût de l’effort, le courage physique. Et les juges nioulouques de rêver d’envoyer tous les voyous s’y refaire une bonne mentalité.
Pendant que les gens de robe cherchent à moderniser les formes du châtiment, l’administration pénitentiaire ne veut pas être en reste. La prison si archaïque est - on a peine à y croire - aujourd’hui repensée.
Depuis près d’une vingtaine d’années, les principes du libéralisme triomphent et il fallait bien inventer une réclusion libérale, pas franchement dans ce sens vieilli d’une doctrine cherchant à garantir les libertés individuelles, mais en celui que nous connaissons à présent de ce qui prône la primauté de l’entreprise, la concurrence entre tous et le libre jeu des initiatives individuelles. Que le meilleur féroce gagne. Ce libéralisme ne déteste rien tant que les faibles.
En 1996 sont apparus les PEP, projets d’exécution des peines. Il s’agit d’un « projet commun à l’ensemble des intervenants en milieu pénitentiaire, permettant de signifier au condamné ce que l’institution attend de lui ». Le détenu est censé se fixer des objectifs et s’engager par contrat à les respecter. Les étapes en sont fixées dans un livret qui le suit d’établissement en établissement. S’il obtient de bonnes notes, ce ne peut qu’être un signe de sa volonté de réinsertion (le mot réinsertion a remplacé celui d’amendement mais garde pratiquement la même fonction si ce n’est le même sens) et on en tiendra compte... le moment venu.
En revanche s’il ne s’en sort pas, ce sera absolument de sa faute. Au moins l’administration pénitentiaire aura tout fait pour qu’il puisse rentabiliser son temps de prison !
Dans le très remarquable chapitre qu’il consacre à L’ethos de la performance [11], Thierry Pech fait remarquer que cette idée de s’approprier le temps et de ne pas le gaspiller est au coeur de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme comme l’avait vu Max Weber. [12]
Le PEP repose sur un contrat. Déjà auparavant - mais c’était comme un peu honteux, en tout cas secret - le détenu « négociait » avec le personnel pénitentiaire, surtout avec ses cadres mais pas seulement, pour obtenir tel privilège et c’était du donnant-donnant ; les transactions devenaient particulièrement sérieuses lorsqu’on jouait sa liberté face au juge d’application des peines.
Avec la nouvelle donne du PEP, le marchandage se fait au grand jour. Un des exemples cités par Thierry Pech est celui du détenu qui accepte de verser 12 ou 15 euros par mois pour payer ce qu’il doit aux parties civiles, le juge laisse clairement entendre que cela accélérera l’examen du dossier de libération conditionnelle. Autre exemple : accepter de rencontrer un psychiatre vaudra bien une petite permission. Pour le détenu, il s’agit de deals dit Thierry Pech. Parfaitement exact. Ils sont maintenant formalisés.
Dans le nouveau Code pénal, on parle de personnalisation de la peine et non plus d’individualisation, ce qui en dit long : l’individu évoque le noyau de quelqu’un, ce qui ne peut être brisé, l’indivisible, la personne c’est le masque de théâtre. Cette « individualisation des peines » supposait un suivi au cas par cas. On a changé d’époque. « L’individualisation de l’exécution pénale, grande promesse de la fin du XIXe siècle, écrit Thierry Pech, glisse insensiblement de la morale et de la clinique au marché. »
Avec l’individualisation des peines, déjà la justice ôtait son bandeau et se voulait équitable en choisissant d’être partiale : on exigeait peu de celui qui pouvait peu. C’était un risque et je ne jetterai certes pas la première pierre à ceux qui l’ont pris. Cependant s’est produit un phénomène auquel on pouvait s’attendre : sortent plus tôt ceux qui ont une bonne tête, qui savent argumenter, sourire, les moins mal élevés, ceux qui possèdent à l’extérieur un capital relationnel, bref les nantis. Après avoir bénéficié d’un meilleur avocat, d’amis pour les soutenir au long de leur calvaire, ils trouvent, grâce à leurs alliés, du travail et un logement, les deux conditions requises pour sortir en libération conditionnelle. Avoir l’intelligence d’abord, les moyens ensuite de se faire aider du dehors n’est pas à la portée du premier prisonnier venu. La plupart seraient bien incapables d’écrire seulement une lettre.
Le PEP reprend cette doctrine du cas par cas, mais avec un cynisme qui ne manque pas de hardiesse. Il faudra bien du courage à celui qui ne consentira pas à signer le fameux projet d’exécution des peines, alléguant à juste titre qu’un contrat n’est valable que s’il est passé sans contrainte. Durant dix, quinze ou trente ans, on tâchera jour après jour d’obliger le récalcitrant à l’accepter. Les autres joueront le jeu de la pénitentiaire, un absurde jeu de l’oie. Cet injuste espoir de gagner, cette minable compétition dont seront exclus les plus pitoyables et forcément les plus rebelles occupera les reclus (c’est l’un des buts avoués du système).
Les travailleurs de l’administration pénitentiaire parlent à qui mieux mieux de réinsertion et, comme dans l’éducation nationale, de socialisation. Il faut socialiser les délinquants. Comme si dans les crèches où ils ont été élevés, dans les écoles où ils ont appris l’échec, dans les banlieues où l’on pense claniquement et dans les prisons, on ne voyait pas l’apothéose de toute socialisation, la reconnaissance immédiate que règne toujours la loi du plus fort. Dans le tissu social, le délinquant est aussi bien inséré que le policier. Et c’est par miracle que quelques-uns échappent à leur destin de juge, de détenu, de gardien ou de directeur de prison en osant se reconnaître comme des êtres uniques, non réductibles à leur fonction et donc dignes de notre estime.
En réalité, quand l’administration pénitentiaire parle de socialisation, ce qu’elle veut dire c’est resocialisation. Elle attend des détenus qu’ils se convertissent aux normes socio-culturelles des citoyens convenables. Mais le délinquant est celui qui a justement refusé une organisation sociale qu’il juge lui être défavorable. L’asocial vit avec d’autres asociaux, c’est son milieu (et parfois « le milieu »).
Dans les pays comme l’ex-URSS ou la Chine ou Cuba, on n’a pas hésité à « socialiser » de force les marginaux. Avec succès puisque la pègre a pris en main des secteurs coquets de l’économie. C’est une solution, mais il est inquiétant qu’elle tente à ce point les démocraties occidentales. Inquiétant mais pas étonnant. On doit toujours parier sur l’avenir.
Le libéralisme a besoin de justifier les sacrifices individuels qu’il exige, il doit être religieux : il a besoin d’une foi en une liberté transcendante (qui s’avilirait d’être concrète, elle est - alléluia ! - purement abstraite). En prison comme dehors, contre toute évidence, il faut s’affirmer pleinement libre. Les projets d’exécution des peines instituent une solidarité entre le détenu et l’administration pénitentiaire. On attend du prisonnier une entière collaboration. Il donne ainsi pleinement raison à l’institution, d’où le succès considérable remporté par les PEP auprès des surveillants ! Le condamné doit faire sien le jugement qu’a prononcé contre lui la société, s’y rallier de toute sa bonne volonté. Cette joyeuse obéissance peut être une comédie, là n’est pas la question, ce qu’on veut obtenir du détenu, c’est qu’il montre qu’il est capable comme tout un chacun de spéculer sur l’évolution de son prix. Ceux qui refusent de coopérer feront plus d’années de prison. « Ainsi, le Code de procédure pénale dispose que, sauf avis contraire du juge d’application des peines, “les personnes condamnées à un suivi socio-judiciaire comprenant une injonction de soins, et qui refusent de suivre un traitement pendant leur incarcération, ne sont pas considérées comme manifestant des efforts sérieux de réadaptation sociale” ; autrement dit, ces personnes ne pourront pas bénéficier d’une réduction de peine. » [13]
Mais alors on imagine la tragédie que vit la victime d’une erreur judiciaire. « Le 30 juin 1975, je fus le seul détenu du centre de détention de Caen à ne pas bénéficier de permission pour le motif “Se prétend innocent et n’accepte pas sa peine”. » [14] Récemment encore, une avocate avait signalé à la presse le cas de Lucien Léger qui venait d’accomplir 37 années de prison. On rejette sa demande de libération conditionnelle - il y a pourtant droit - sous prétexte qu’il n’a jamais cessé de clamer son innocence depuis son incarcération après le meurtre d’un enfant de onze ans. Les psychiatres le trouvent tous apte à sortir, mais la justice se venge ostensiblement de se voir contestée. Et si Léger était innocent ? Et s’il est coupable, pourquoi cet acharnement ?
Déjà les victimes d’erreur judiciaire sont condamnées plus sévèrement que ne le réclameraient les faits, pour cause de « dissimulation », mais tout au long de leur incarcération leur innocence va encore jouer contre eux, les empêcher d’avoir une commutation de peine, des grâces, des permissions, une libération conditionnelle le moment venu. Jusqu’ici, seule la Justice se livrait à ce type de représailles. À présent l’administration pénitentiaire en est partie prenante et c’est toute la vie quotidienne qui va devenir objet de menues persécutions pour les insoumis, notamment pour ceux qui contesteront le bien-fondé d’un châtiment. Ce sont les condamnés à de courtes peines, bien plus souvent touchés par les erreurs judiciaires, qui, proportionnellement, verront le plus augmenter leur temps de prison.
Le projet d’exécution des peines prévu pour la durée de la détention va trouver tout naturellement dehors son prolongement par le suivi socio-judiciaire institué par la loi du 17 juin 1998 visant les délinquants sexuels. Cette mesure est une peine qui peut être prononcée par le tribunal en plus de la peine de prison ; elle peut aussi, pour des cas très mineurs jugés en correctionnelle, être la peine principale. À leur libération, les délinquants sexuels doivent accepter de se plier régulièrement à divers contrôles sociaux et policiers et répondre surtout à « l’injonction de soins » qui leur a été signifiée. Là encore le corps médical a tout intérêt à se faire croire à lui-même que le condamné vient « librement » se faire soigner.
Quand il s’agit, à la sortie de prison, d’une psychothérapie, il est juste un peu saugrenu d’imaginer qu’un juge condamne quelqu’un à établir une relation de confiance avec un soignant ; mais lorsqu’il s’agit d’une chimiothérapie imposée par des psychiatres peu enclins à se voir rendus responsables d’une éventuelle récidive, on peut être certain que le soigné aura droit aux doses les plus monstrueuses possibles de neuroleptiques. Et à vie.
Pour la première fois de son histoire, la Société elle-même reconnaît que la prison ne rapporte pas de bénéfices suffisants vu le capital investi ; toute alternative à l’enfermement pénal semble tendre dorénavant vers un résultat. C’est assez révolutionnaire pour nous donner l’espoir de voir très sérieusement diminuer les incarcérations de plus en plus souvent perçues comme inutiles.
Mais il est d’autant plus clair que s’attaquer à la taule ne suffit pas. C’est le châtiment en tant que tel qui doit faire l’objet de toute notre méfiance et d’une surveillance organisée. Les condamnations les plus inquiétantes vont se diluer dans la vie de chaque jour. Après les délinquants sexuels, ce sera très vite les violents, puis les turbulents puis tous les mauvais diables. Des zombies bourrés de psychotropes assis les yeux morts sur les bancs publics n’attireront pas les journalistes, ces condamnés vidés de leur substance seraient bien incapables de se plaindre.
Si les injonctions de soins se répandent de plus en plus, nous n’en sommes pourtant pas à la fermeture des prisons. L’été 1974, éclatèrent partout en France des mutineries de prisonniers. Il y eut sept morts, mais les réformes demandées concernant les conditions de détention furent obtenues : abandon de l’uniforme carcéral (le droguet), fin de la coupe réglementaire des cheveux, possibilité réelle d’acheter des produits de cantine, assouplissement des conditions d’obtention de parloirs et augmentation de leur fréquence, autorisation de lire n’importe quel journal et d’écouter la radio en cellule ; ce n’était pas rien, mais l’essentiel c’est que le gouvernement adopta en 1975 de nouvelles mesures d’aménagement des peines.
Peut-être que si tout flambe encore, on acceptera de voir dans le temps carcéral autre chose qu’un produit à rentabiliser comme un autre. Quelques petites réformes s’imposent très certainement comme l’abolition de la réclusion à perpétuité, des peines de 30 ans et de sûreté. Mais il faudrait que ça flambe beaucoup beaucoup...