Antonio Gramsci,
Chef de la classe ouvrière italienne
par Palmiro Togliatti
Lorsque Antonio Gramsci, député au Parlement italien et par conséquent couvert par l’immunité garantie par la Constitution fut, en 1928, accusé de crimes qu’il n’avait pas commis, traîné devant le Tribunal spécial de Rome, le Ministère public ne se donna nullement la peine de démontrer que les accusations portées contre lui étaient fondées en fait. Dans l’acte d’accusation la principale imputation consistait purement et simplement dans la démonstration que Gramsci était le chef reconnu du Parti communiste, parti qui était encore légal lorsque Gramsci fut arrêté. Mais le Ministère public fut plus cynique encore et plus brutal. « Nous devons empêcher, dit-il, ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans. » En s’exprimant ainsi le bourreau fasciste camouflé en juge ne révélait pas seulement l’ordre qu’il avait reçu des autorités fascistes et de Mussolini lui-même, l’ordre de condamner Gramsci de telle manière que cela équivaille à sa suppression physique ; mais aussi le même bourreau déchirait tous les voiles des formes et des artifices juridiques, il mettait à nu d’une manière brutale la raison même du procès, de la condamnation et de la persécution qui a mené Gramsci à la mort, à savoir la peur et la haine de classe implacable des castes réactionnaires qui gouvernaient notre pays. Cette haine a poursuivi Gramsci après le procès et la condamnation, inexorablement, jusqu’à la mort. Pour satisfaire à cette haine Gramsci a été assassiné.
Par ordre de la bourgeoisie réactionnaire italienne et par ordre de Mussolini, Gramsci a été enfermé dans une cellule, au secret, séparé du reste du monde, bien que vivant en contact constant avec des hommes de toutes catégories sociales « et surtout avec les travailleurs dont il connaissait à fond l’esprit et les besoins, dont il était aimé. Par ordre de la bourgeoisie réactionnaire et par ordre de Mussolini, il fut traîné d’une prison à l’autre, les menottes aux poignets, chargé de chaînes, dans les infects wagons cellulaires où un homme se trouve enseveli vivant, debout entre quatre parois où il ne peut faire aucun mouvement pendant que la voiture accrochée au train de marchandises ou abandonnée dans une gare déserte est brûlée par les rayons du soleil ardent de l’été ou bien transformée en glacière, l’hiver, sous le vent, la pluie, la neige. Par ordre de Mussolini, chaque nuit, durant des années et des années, les gardiens de prison entraient bruyamment par deux et trois fois dans la cellule de Gramsci afin de l’empêcher de dormir et pour venir à bout de ses énergies physiques et nerveuses. Par ordre de Mussolini, l’assistance d’un médecin était refusée à Gramsci, à Gramsci malade, en proie à la fièvre, gisant sur son lit des semaines entières et dont l’organisme ne pouvait être alimenté de manière régulière. Le « médecin » qu’on lui envoyait lui disait qu’il devait s’estimer heureux de n’avoir pas encore été supprimé et il déclarait qu’il ne croyait pas nécessaire de le soigner parce que, étant fasciste, il ne pouvait désirer autre chose que sa fin. Lorsque la lutte du prolétariat international et le mépris des plus grands esprits de l’humanité obligèrent Mussolini à tirer Gramsci de la cellule où son corps pourrissait et à lui accorder une assistance médicale digne de ce nom, un piquet de dix-huit carabiniers et de deux policiers commandés par un commissaire spécial de la sécurité publique reçut mission de surveiller un homme qui, derrière les gros barreaux qui avaient été mis à la chambre misérable et nue de l’hôpital, gisait inanimé, privé de connaissance pendant des journées entières, incapable de s’éloigner de son lit sans quelqu’un pour le soutenir. Il était clair, dans les derniers mois, que l’organisme de Gramsci, épuisé par dix années de réclusion et par les maladies, avait besoin de soins particuliers pour pouvoir continuer à résister. Les fonctions de digestion ne s’accomplissaient plus de manière à permettre au corps de recevoir des aliments. Conséquence de l’uricémie provoquée par le régime pénitentiaire, toutes les dents étaient tombées. Les attaques d’uricémie se multipliaient et menaçaient le cœur. Les extrémités enflaient. La sclérose du système vasculaire, résultat inévitable du manque d’air, de lumière, de mouvement, faisait des progrès inquiétants. La respiration devenait difficile, chaque mouvement douloureux. La vie, lentement, cruellement, se transformait en agonie. Les bourreaux de notre grand camarade épiaient et suivaient cette agonie avec une joie criminelle. Les médecins se comportaient envers lui comme s’ils avaient reçu la consigne de le laisser mourir, purement et simplement. Et une telle consigne ils l’avaient certainement reçue puisque dans les derniers mois, alors que sa santé s’aggravait de plus en plus, Gramsci ne fut soumis à aucune visite, à aucune cure, à aucun des traitements dont il avait besoin.
Malgré tout cela, pour nous qui savions comment Gramsci luttait au long de sa détention et de toutes ses forces pour se maintenir en vie ainsi que doit le faire tout révolutionnaire - car il savait que sa vie était précieuse, qu’elle était nécessaire à la classe ouvrière et à son parti, - sa mort demeure enveloppée d’une ombre qui la rend inexplicable. A la longue chaîne des tortures qui lui furent infligées, a-t-on ajouté un innommable crime ? Ceux qui connaissent Mussolini et le fascisme savent qu’avancer une telle hypothèse est légitime. La mort de Gramsci demeure inexplicable surtout au moment où elle est survenue, trois jours après que sa peine, réduite à la suite de diverses mesures d’amnistie, était accomplie et qu’il avait le droit d’être libre, d’appeler auprès de lui ses amis et des médecins dignes de confiance, d’entreprendre une cure, de se trouver assisté. Mort inexplicable parce qu’elle est survenue juste au moment où certainement il mettait en action toutes les forces qui lui restaient pour faire face à la nouvelle situation qui serait la sienne, pour être prêt à une nouvelle période d’activité.
En 1924, Mussolini donna à ses sbires l’ordre d’assassiner Matteotti parce que l’action énergique de Matteotti au Parlement ayant prise sur les sentiments de justice et de liberté des masses populaires, menaçait le régime fasciste dans un moment particulièrement difficile. Il donna de même l’ordre d’assassiner Amendola et Gobetti, de même il fut supprimer Gaston Sozzi dans sa prison, de même il ordonna cyniquement la suppression de cent et cent autres des meilleurs fils du peuple italien. L’assassinat est un instrument normal de gouvernement dans un régime de dictature fasciste. Mais Gramsci, cela est certain, a été assassiné de la manière la plus inhumaine, la plus barbare, la plus cruellement raffinée. Sa mort a duré dix années ! La fin de Gramsci ne trahit pas seulement le « style » de Mussolini et du fascisme, elle trahit le style de la grande bourgeoisie capitaliste et des autres castes réactionnaires italiennes qui ont hérité et qui ont fait leur bien propre de tout ce qu’il y a de sordide, d’inhumain, de cruel, dans les méthodes d’oppression dont le peuple italien a été au cours de nombreux siècles la victime, qui ont fait leur bien propre de la perfidie et de l’hypocrisie des prêtres, de la brutalité des envahisseurs étrangers, des excès de pouvoir des seigneurs féodaux, de l’avarice et de la cupidité des marchands et des usuriers.
Tout ce que le peuple italien a créé de grand, de génial, au cours de son histoire, l’a été dans une lutte douloureuse contre les oppresseurs. Les hommes les plus grands qui sont sortis du peuple italien ont été persécutés par les classes dirigeantes de notre pays. Persécuté, contraint à l’exil et à une vie misérable, Dante, le créateur de la langue italienne. Brûlé sur une place publique, Giordano Bruno, le premier penseur italien des temps modernes. Jeté à pourrir dans un horrible cachot, Thomas Campanella, qui imagina un monde fondé sur l’ordre et sur la justice. Soumis à la torture, Galileo Galilée, créateur de la science moderne expérimentale. Exilé et traité par les policiers de la monarchie comme un criminel de droit commun, joseph Mazzini, le premier théoricien et combattant convaincu de l’unité nationale de notre pays. Haï, entouré de suspicion, calomnié, joseph Garibaldi, le héros populaire du Risorgimento. Toute l’histoire de notre peuple est l’histoire d’une révolte contre la tyrannie étrangère et intérieure, d’une lutte continue contre l’obscurantisme et l’hypocrisie, contre l’exploitation impitoyable et l’oppression cruelle des masses travailleuses de la part des classes possédantes. Antoine Gramsci est tombé dans cette lutte, mais sa vie d’agitateur, de propagandiste, d’organisateur politique, de chef de la classe ouvrière et du Parti communiste, n’est pas seulement la protestation d’une grande personnalité isolée, incomprise par les masses et détachées d’elles. En lui, le peuple italien n’a pas seulement trouvé l’homme qui, connaissant à fond l’histoire et les conditions d’existence du peuple, a exprimé les aspirations des masses populaires, formulé les objectifs de liberté, de justice, d’émancipation sociale auxquels tend la lutte séculaire des opprimés contre leurs oppresseurs. Antoine Gramsci est l’homme qui a su reconnaître quelles sont, dans la société italienne d’aujourd’hui, les forces de classe auxquelles il revient historiquement de libérer la société de toute oppression et de toute exploitation. Il n’est pas seulement un fils du peuple et un insurgé, il n’est pas seulement l’homme qui, par la force de son génie, par la clarté et la profondeur de sa pensée politique et sociale, par la vigueur de ses écrits, dépasse tout autre Italien de notre temps. Il est aussi un révolutionnaire des temps modernes, grandi à l’école de la seule classe logiquement révolutionnaire que l’histoire connaisse : le prolétariat ouvrier, un révolutionnaire qui a profondément assimilé la plus révolutionnaire des doctrines politiques et sociales : le marxisme-léninisme. Étroitement lié à la classe ouvrière, se battant infatigablement pour la création d’un parti révolutionnaire de classe du prolétariat, il est un marxiste, un léniniste, un bolchévik.
C’est pourquoi la bourgeoisie réactionnaire et Mussolini l’ont traité non seulement comme un ennemi mais aussi comme le plus dangereux, le plus terrible des ennemis, Ils ne se sentaient pas tranquilles tant que Gramsci était vivant, tant que « son cerveau fonctionnait », tant que n’étaient pas éteints son esprit et sa volonté, tant que son cœur n’avait pas cessé de battre. Son assassinat a été accompli avec l’intention précise de priver le Parti, le prolétariat, le peuple de notre pays, d’un guide sûr et éclairé.
LE PREMIER MARXISTE D’ITALIE
Dans l’histoire du mouvement ouvrier italien, dans l’histoire de la culture et de la pensée italienne, Antoine Gramsci est le premier marxiste. - le premier marxiste vrai, intégral, conséquent. Il est en effet le premier à comprendre à fond l’enseignement révolutionnaire des fondateurs du socialisme scientifique, le premier à comprendre et à faire siennes les nouvelles positions conquises par le marxisme dans le développement ultérieur qui lui est donné par Lénine et Staline, le premier qui. sur la base de cet enseignement, détermine la fonction historique du prolétariat italien et combat durant toute sa vie pour donner au prolétariat et la conscience de cette fonction et la possibilité de la remplir. Gramsci est le premier marxiste d’Italie parce qu’il unit de manière inséparable à la théorie pratique révolutionnaire, à l’étude et à l’interprétation des faits sociaux, la liaison avec les masses et l’activité quotidienne politique et d’organisation, parce qu’il crée et dirige le Parti communiste, parce qu’il est internationaliste, parce qu’à tombe en tenant haut dans ses mains le drapeau de notre Parti et de l’Internationale.
Aujourd’hui. après sa mort, beaucoup écrivent sur lui et lui rendent hommage qui durant sa vie le combattirent âprement et furent par lui âprement combattus. Les hommages qui sont rendus à la grandeur de son génie sont des hommages dus. Nous avons cependant le devoir de dire à haute et intelligible voix que Gramsci n’a pas été l’intellectuel, l’homme d’étude, l’écrivain, au sens que ces posthumes apologistes voudraient laisser entendre. Avant tout Gramsci a été et est un homme de Parti. Le problème du parti, le problème de la création d’une organisation révolutionnaire de la classe ouvrière, capable d’encadrer et de diriger la lutte de tout le prolétariat et des masses travailleuses pour leur émancipation, ce problème reste au centre de toute l’activité, de toute la vie, de toute la pensée d’Antoine Gramsci. Très jeune il arriva au mouvement ouvrier aux environs de 1910, en un moment où mûrissaient dans notre pays les éléments d’une profonde crise politique. A partir de 1900, l’industrie s’était développée de manière intensive pendant que dans les plaines de la Valle Padana les progrès de l’agriculture capitaliste intensive avaient changé l’aspect de régions entières. Dans les grandes villes industrielles du Nord, de la masse informe des artisans et des petits commerçants était sorti un prolétariat nombreux, compact, qui avait créé un épais réseau d’organisations politiques et syndicales de classe et qui apprenait à manier contre la bourgeoisie l’arme de la grève. Dans les plaines de la Valle Padana, la formation de masses imposantes d’un prolétariat agricole avait ébranlé l’équilibre des rapports sociaux et politiques traditionnels - avec le développement des grandes exploitations agricoles capitalistes, les « plèbes rurales » de l’Italie du Nord se transformaient en une armée de salariés et un épais - réseau d’organisations de classe - unions d’ouvriers agricoles, coopératives, sections du parti socialiste - faisaient pénétrer jusque dans les provinces les plus arriérées un nouvel esprit révolutionnaire. Combattive, impétueuse, n’acceptant pas l’injustice, aspirant à un minimum de bien-être qui lui était refusé depuis des siècles, animée par une conception messianique primitive du socialisme et de la révolution, la masse des ouvriers agricoles devenait la protagoniste d’une série de grèves grandioses et dans leur déroulement elle apprenait les vertus prolétariennes de la discipline et de la solidarité. L’appareil de l’État craquait sous cette double pression des masses organisées.
Gramsci était né en Sardaigne, région très caractéristique de rapports économiques et sociaux arriérés.
Fils de paysans pauvres, il avait eu la possibilité d’observer l’épouvantable misère des semi-prolétaires paysans et des bergers de l’île que la bourgeoisie capitaliste italienne, une fois réalisée l’unité nationale, avait considérée et traitée comme une colonie ainsi qu’elle l’avait fait de toutes les régions agricoles du Midi. La misère des paysans sardes et des Paysans du Midi a été l’une des conditions du développement industriel du Nord. Les ressources et les richesses naturelles de l’île ont été pillées par les capitalistes du continent, pendant que les sporadiques tentatives de révoltes spontanées des paysans affamés étaient réprimées par les armes sous prétexte de lutte contre le « brigandage ». Pour consolider son pouvoir et particulièrement pour maintenir sa domination sur les masses rurales du Midi et de l’île, la bourgeoisie capitaliste s’alliait aux grands propriétaires de terres et à la bourgeoisie rurale parasitaire grandie à l’ombre de la grande propriété terrienne de type féodal et elle se donnait pour but de conserver ces restes de rapports sociaux et politiques arriérés qui pesaient comme une masse de plomb sur la vie économique et politique de tout le pays. Cette forme particulière d’alliance de classe entre la bourgeoisie industrielle de l’Italie du Nord et les castes réactionnaires méridionales qui sont l’expression de restes de rapports précapitalistes, a donné une particulière empreinte réactionnaire à la vie politique italienne même dans la période où les classes dirigeantes furent contraintes sous la pression des masses de reconnaître aux travailleurs le droit à s’organiser, le droit au travail et à la grève - même lorsque les classes dirigeantes furent obligées, à la veille de la guerre mondiale, d’accorder le suffrage universel.
Gramsci avait vu dans les villages de la Sardaigne les paysans aller voter avec leurs poches cousues pour empêcher les policiers en civil et les agents électoraux des propriétaires d’y introduire des couteaux, ce qui aurait permis l’arrestation par les carabiniers de centaines de pauvres gens et, par voie de conséquence, le triomphe du candidat du gouvernement. La connaissance qu’il eut du caractère réactionnaire de la bourgeoisie et de l’État italien est la base première de toute sa pensée politique.
L’État italien, écrivait-il, n’a jamais essayé de masquer la dictature impitoyable de la classe possédante. On peut dire que le Statut de la Maison de Savoie a seulement servi à une fin très précise : lier le sort de la Couronne au sort de la propriété privée... La Constitution n’a créé aucun organisme qui garantisse, ne serait-ce que pour la forme, les grandes libertés des citoyens : la liberté individuelle, la liberté de parole, la liberté de la presse, la liberté d’association et de réunion, Dans les États capitalistes qui se disent libéraux-démocrates, l’organisme supérieur de protection des libertés populaires est le pouvoir judiciaire ; dans l’État italien, la justice n’est pas un pouvoir, elle est un ordre, elle est un instrument du pouvoir exécutif, elle est un instrument de la Couronne et de la classe possédante... Le président du Conseil est l’homme de confiance de la classe possédante ; il est choisi par les grandes banques, les grands industriels, les grands propriétaires fonciers, l’État-Major ; il se constitue une majorité parlementaire par la fraude et par la corruption ; son pouvoir est illimité, non seulement en fait comme cela se passe indubitablement dans tous les pays capitalistes, mais aussi en droit ; le président du Conseil est l’unique pouvoir de l’État italien.
La classe dominante italienne n’a pas eu non plus l’hypocrisie de camoufler sa dictature ; le peuple travailleur a été considéré par elle comme un peuple de race inférieure, que l’on peut gouverner sans ménagement, comme une colonie d’Afrique. Le pays est soumis à un permanent régime d’état de siège... Les policiers sont lâchés comme des chiens dans les maisons et dans les salles de réunion... La liberté individuelle et de domicile est violée ; les citoyens sont arrêtés, emmenés menottes au poing et, tels des délinquants de droit commun, sont jetés dans des prisons immondes et nauséabondes ; l’intégrité de leur personne n’est pas défendue contre les brutalités policières ; leurs affaires restent en souffrance et vont à la ruine. Sur l’ordre pur et simple d’un commissaire de police, un lieu de réunion est envahi et perquisitionné, une réunion est dissoute. Sur l’ordre pur et simple d’un préfet, un censeur interdit un écrit dont le contenu n’est nullement en contravention avec les lois et décrets en vigueur. Sur l’ordre pur et simple d’un préfet, les dirigeants d’un syndicat sont arrêtés, on tente de dissoudre une association...
Le mouvement socialiste naquit et se développa en Italie surtout dans les premiers temps comme une protestation vigoureuse contre ce régime de réaction et d’arbitraire qui privait les masses laborieuses de tout droit. C’est pourquoi il eut un caractère largement populaire et qu’en son sein affluèrent en masse les intellectuels d’origine petite-bourgeoise et jusqu’aux éléments radicaux de la bourgeoisie qui souffraient du retard de la vie économique et politique du pays et ne l’acceptaient pas. Le devoir des dirigeants socialistes aurait dû consister en ceci : donner à la classe ouvrière la direction de ce large mouvement populaire ; guider la classe ouvrière à travers une lutte conséquente contre la réaction et pour les libertés démocratiques ; affirmer sa propre hégémonie politique et porter toutes les masses opprimées et exploitées à chasser du pouvoir la bourgeoisie capitaliste et ses alliées les castes réactionnaires. Les dirigeants socialistes faillirent à ce devoir et même les meilleurs, ceux qui étaient les plus liés avec les masses dont ils connaissaient les souffrances et les aspirations et qui haïssaient le plus la bourgeoisie. N’ayant pas compris la doctrine marxiste, ceux-là ne réussirent jamais à aller au delà d’un révolutionnarisme sentimental et d’une « intransigeance » verbale pendant que des chefs du type Turati, s’étant détachés du marxisme pour finir dans la boue du révisionnisme et de la démocratie petite-bourgeoise, tentaient d’enchaîner le mouvement prolétarien au char de l’État capitaliste, favorisaient le plan des hommes d’État « libéraux » qui se proposaient de corrompre une partie des cadres du mouvement socialiste pour briser avec leur aide l’élan révolutionnaire des masses ouvrières et paysannes, devenaient au sein des organisations prolétariennes le véhicule et les agents directs de l’influence bourgeoise. Karl Marx - selon l’expression de Giolitti - était « mis au grenier ». La jeunesse estudiantine déçue se détachait du socialisme dont les philosophes bourgeois proclamaient pompeusement la faillite et commençait à passer dans le camp des premières organisations réactionnaires nationalistes et semi-fascistes créées déjà avant la guerre par les groupes les plus réactionnaires de la. grande bourgeoisie pour avoir un appui à leur politique d’expansion impérialiste, de brigandage et de rapine.
Dans ses polémiques contre Turati, contre Treves et les autres pontifes du socialisme réformiste, Gramsci eut souvent l’occasion d’exprimer son mépris pour l’œuvre de corruption idéologique accomplie par ces dirigeants.
Le « nullisme » opportuniste et réformiste, écrivait-il, qui a inspiré le parti socialiste italien pendant des dizaines et des dizaines d’années et qui se moque aujourd’hui, avec le scepticisme ricaneur de la sénilité, des efforts de la génération nouvelle et du tumulte de passions suscitées par la révolution bolchévik, devrait faire un petit examen de conscience sur ses responsabilités et son incapacité à étudier, à comprendre, à développer une action éducative. Nous autres jeunes, nous devons renier ces hommes du passé, nous devons mépriser ces hommes du passé : quel lien existe-t-il entre eux et nous ? Qu’ont-ils créé ? Que nous ont-ils légué ? Quel souvenir d’amour et de gratitude pourrons-nous leur devoir ? Nous ont-ils ouvert et éclairé le chemin de la recherche et de l’étude ? Ont-ils créé les conditions de notre progrès, de notre bond en avant ? Nous avons dû tout créer par nous-mêmes, avec nos propres forces et notre patience : la génération italienne d’aujourd’hui est fille d’elle-même ; il n’a pas le droit de se moquer de ses erreurs et de ses efforts, celui qui n’a pas travaillé, qui n’a pas produit, qui ne peut lui laisser d’autre héritage que le médiocre recueil des médiocres petits articles d’un journal quotidien.
L’œuvre nécessaire de remise en place du marxisme dans notre pays, Gramsci put l’entreprendre et l’accomplir avant tout grâce au lien étroit, indestructible, qui s’établit entre lui et la classe ouvrière lorsqu’il arriva de Sardaigne à Turin en 1911. A Turin, le jeune révolutionnaire sarde alla à l’école d’un prolétariat jeune, intelligent, fortement concentré, révolutionnaire, et qui déjà avant la guerre avait, au cours des grandes grèves des métallurgistes, donné des preuves magnifiques d’organisation, de combativité et de discipline, et qui, déjà à cette époque, apparaissait au pays tout entier comme la partie la plus avancée et la plus consciente de la classe ouvrière.
Jusqu’à la révolution bourgeoise, qui créa en Italie l’actuel ordre bourgeois, Turin était la capitale d’un petit État qui comprenait le Piémont, la Ligurie, la Sardaigne. En ce temps-là régnait à Turin la petite industrie, la production domestique et le commerce. Quand l’Italie devint un royaume uni avec Rome comme capitale, Turin parut devoir perdre son importance première. Mais la ville surmonta rapidement la crise économique, sa population doubla et elle devint une des plus grandes cités industrielles d’Italie. On peut dire que l’Italie a trois capitales : Rome, centre administratif de l’État bourgeois ; Milan, ganglion central de la vie commerciale et financière du pays (toutes les banques, tous les établissements, toutes les institutions financières ont été concentrés à Milan) et enfin Turin, centre de l’industrie où la production industrielle a trouvé son plus haut développement. Avec l’installation de la nouvelle capitale à Rome, toute la moyenne et toute la petite bourgeoisie intellectuelle, qui donnait une marque bien particulière au nouvel État bourgeois, abandonna Turin. Mais le développement de la grande industrie attira à Turin la fleur de la classe ouvrière italienne. Le procès de formation de cette cité est donc extrêmement intéressant pour l’histoire de l’Italie et de la révolution prolétarienne italienne. Le prolétariat turinois devint de cette manière la tête de la vie spirituelle des masses travailleuses italiennes qui sont unies à la ville par tous les liens possibles : origines, famille, tradition, histoire et aussi par des liens spirituels (chaque ouvrier italien désire ardemment aller travailler à Turin) [1].
Le lien d’Antoine Gramsci avec les ouvriers de Turin ne fut pas seulement un lien politique, mais aussi un lien personnel, physique, direct et multiforme. S’étant situé à l’aile gauche du mouvement socialiste peu de temps après que la guerre eût éclaté, appelé en 1915 à diriger le journal de la section socialiste turinoise, Gramsci occupa vite dans le mouvement révolutionnaire de la ville un poste à part. Pour les réformistes dans les mains desquelles se trouvait, même à Turin, une grande partie des postes de direction des organisations prolétariennes, la masse ouvrière était seulement un point d’appui de la politique de collaboration avec la bourgeoisie qu’ils pratiquaient même pendant la guerre. Les révolutionnaires qui, à Turin, étaient en majorité dans la section du parti, luttaient bien contre les réformistes, ils avaient bien pris une juste position sur le problème des comités de mobilisation industrielle en refusant l’adhésion à ces comités des organisations ouvrières, mais ils ne réussissaient pas à faire une politique différente de celle de la direction du parti. Cette politique était une politique centriste ; elle se résumait dans la fameuse formule : « ne pas accepter la guerre, ne pas la saboter », formule qui en face des masses sauvait les apparences cependant qu’elle permettait aux réformistes de commettre toutes les saletés collaborationnistes et social-patriotiques dont ils étaient capables. Dans cette situation Gramsci s’efforçait avant tout de recevoir leçon des masses, d’apprendre d’elles. A leur contact, il cherchait les éléments pour résoudre les problèmes sociaux et politiques que la guerre et l’après-guerre devaient poser devant le peuple italien.
Dans l’ouvrier de la grande industrie moderne il voyait la force capable de résoudre tous les problèmes de la société italienne, « le protagoniste de l’histoire de l’Italie moderne ». Aussi repoussait-il toutes les positions réactionnaires des démocrates bourgeois qui, en partant de la constatation « de la structure particulière de l’Italie en tant que pays agricole » et en se basant sur la situation faite dans l’État italien aux masses paysannes méridionales et insulaires, opposaient ces masses paysannes à la classe ouvrière, faisaient du « problème méridional » un problème séparé du problème général de la révolution prolétarienne et socialiste, et, en excitant la jalousie et la méfiance des paysans contre les ouvriers et contre leurs organisations, en créant une coupure entre le prolétariat et les masses paysannes, rendaient à la bourgeoisie réactionnaire le meilleur des services. Mais de quelle manière la classe ouvrière réussira-t-elle à exercer sa fonction historique ? Autour de ce problème, l’esprit de Gramsci travaille déjà avant la guerre et durant la guerre. Il comprend que de la guerre sortira le démantèlement de la société italienne : les grandes masses travailleuses réveillées et entrées impétueusement dans la vie politique réclameront impérieusement la satisfaction de leurs besoins et l’appareil traditionnel du gouvernement bourgeois ne résistera pas à cette poussée. Le prolétariat doit arriver à créer un nouvel appareil de gouvernement et cet appareil ne peut être fourni ni par les syndicats ni par les autres organisations ouvrières déjà existantes. Il faut une organisation nouvelle dans laquelle s’incarne la volonté et la capacité du prolétariat de prendre le pouvoir, d’organiser un nouvel État, une nouvelle société.
C’est dans cet ordre d’idées que l’attention de Gramsci se dirige vers l’usine, vers les formes que la lutte de classe prend sur le lieu du travail et vers les nouvelles organisations que déjà durant la guerre les ouvriers fondent dans les usines et qui se distinguent des syndicats parce qu’elles ont la possibilité de conduire une lutte plus vaste que la simple lutte revendicative. C’est alors que Gramsci multiplie ses contacts directs avec les ouvriers, avec qui il parle et discute des journées et des nuits entières en se faisant raconter même les plus petits épisodes de la vie en usine, animé qu’il est de la volonté de découvrir les formes nouvelles dans lesquelles se manifeste, sur le lieu même du travail, dans le moment où mûrit la plus grave crise que l’Italie ait jamais traversée, la poussée des ouvriers vers une lutte pour le pouvoir. C’est alors que Gramsci commence à devenir le plus populaire et le plus aimé des dirigeants de Turin. Les jeunes se rapprochent de lui, et aussi les ouvriers les plus intelligents et les plus actifs parmi les socialistes, parmi les anarchistes, parmi les catholiques. La pièce où il travaille au siège des organisations ouvrières, la mansarde qu’il habite, commencent à devenir les liens d’un pèlerinage ininterrompu. Dans les usines on parle de lui comme d’un nouveau dirigeant. Et il est vrai que dans le mouvement ouvrier italien vient d’apparaître un dirigeant nouveau, celui qui sait s’instruire auprès des masses, qui élabore au contact immédiat avec les masses la politique révolutionnaire de la classe ouvrière. La poussée décisive à la formation de sa pensée et au développement de son action révolutionnaire vient à Gramsci de la Révolution russe, de l’exemple du bolchévisme et de Lénine.
LE MOUVEMENT DES COMITÉS D’USINES
Les masses prolétaires turinoises, tous les éléments révolutionnaires de la classe ouvrière italienne, se tournèrent rapidement, dans un élan spontané d’intuition prolétarienne et révolutionnaire, vers la Révolution russe, vers le bolchévisme, vers Lénine.
La nouvelle de la Révolution russe de mars fut accueillie à Turin, a écrit Gramsci, avec une joie indescriptible. Les ouvriers pleurèrent quand ils apprirent que le régime tsariste avait été abattu par les ouvriers de Pétrograd. Ils ne se laissèrent cependant pas éblouir par la phraséologie démagogique de Kérenski et des menchéviks. Lorsque, en juillet 1917, la mission militaire envoyée en Europe occidentale par le Soviet de Pétrograd arriva à Turin, ses membres, les menchéviks Smirnov et Goldenberg, qui parlèrent à une foule de vingt-cinq mille personnes, furent accueillis par les cris mille fois répétés de « Vive le camarade Lénine, vivent les bolchéviks ».
Goldenberg n’était pas particulièrement bien impressionné par ce salut : il ne réussissait Pas à comprendre comment le camarade Lénine pouvait avoir acquis une telle popularité chez, les ouvriers de Turin. L’on ne doit pas oublier que cette manifestation eut lieu après qu’avait été étouffée l’insurrection de juillet à Pétrograd et pendant que les journaux bourgeois étaient pleins d’attaques violentes contre Lénine et contre les bolchéviks qu’il traitaient de bandits, d’ambitieux, d’agents et d’espions de l’impérialisme allemand.
Du début de la guerre italienne (24 mai 1915) jusqu’au jour de la manifestation dont nous parlons, le prolétariat turinois n’avait fait aucune manifestation de masse. La grandiose manifestation organisée en l’honneur du Soviet des députés ouvriers de Pétrograd ouvrit une nouvelle période du mouvement des masses. Un mois était à peine passé que les ouvriers de Turin s’insurgèrent les armes à la main contre l’impérialisme et le militarisme italien. L’insurrection éclata le 23 août 1917. Durant cinq jours les ouvriers se battirent dans les rues et sur les places de la ville. Les insurgés qui disposaient de fusils, de grenades et de mitrailleuses, parvinrent à occuper divers secteurs de la ville. Trois ou quatre fois ils tentèrent de s’emparer du centre de la ville où avaient leurs sièges les institutions municipales et le commandement militaire. Mais deux années de guerre et de réaction avaient détruit l’organisation prolétarienne qui était si forte auparavant. Les ouvriers, dix fois moins armés que leurs adversaires, furent battus. Ils avaient vainement compté sur l’appui des soldats : ceux-ci crurent, comme on le leur insinua, que l’insurrection avait été provoquée par les Allemands.
La foule dressa des barricades, entoura les quartiers qu’elle occupait de haies de fil de fer barbelé parcouru par le courant électrique et repoussa cinq jours durant toutes les attaques dés troupes et de la police. Plus de cinq cents ouvriers tombèrent dans cette lutte ; plus de deux mille furent gravement blessés. Après la défaite les meilleurs éléments de la classe ouvrière furent arrêtés et chassés de Turin. A la fin de l’insurrection, le mouvement avait perdu de son intensité révolutionnaire mais les masses demeuraient comme avant orientées vers le communisme.
Tout de suite après l’insurrection d’août, Gramsci fut élu secrétaire de la section turinoise du parti socialiste. Il y avait là la reconnaissance officielle de son rôle de dirigeant du prolétariat de la ville la plus rouge d’Italie. Il y avait là la reconnaissance du rôle qu’il avait joué en préparant les ouvriers turinois à comprendre la révolution russe, à comprendre et à aimer ses chefs Lénine et Staline. Depuis l’époque des rencontres de Zimmerwald et de Kienthal, l’une des plus grandes préoccupations de Gramsci avait été celle d’arriver à connaître les courants révolutionnaires du mouvement ouvrier international et en premier lieu le bolchévisme et à prendre contact avec les représentants qualifiés de ces courants. Ce n’était pas facile dans l’Europe en guerre alors que les frontières étaient devenues des barrières presque insurmontables. Sur la table de Gramsci s’accumulaient les publications subversives, illégales, venues de toutes les parties du monde et rédigées dans toutes les langues du monde. Les écrits de Lénine, les documents du Parti bolchévik, étaient impatiemment attendus, traduits, lus et discutés collectivement, expliqués, diffusés dans les usines. Gramsci était l’âme de ce travail. Des écrits de Lénine jaillissait une parole neuve, la parole que les ouvriers italiens attendaient et qui devaient les guider dans leurs grandes luttes d’après-guerre. La doctrine marxiste débarrassée des scories sous lesquelles les opportunistes avaient enterré sa substance révolutionnaire réapparaissait dans sa vraie lumière comme la doctrine de la révolution prolétarienne et de la dictature du prolétariat. Les nouveaux développements que le marxisme allait recevoir dans les œuvres et dans les actions de Lénine, l’expérience du bolchévisme et de la Révolution russe, ouvraient devant les ouvriers italiens une perspective concrète pour la solution des problèmes qui à la fin de la guerre s’imposaient à eux.
Gramsci fut le premier à comprendre en Italie la valeur internationale de l’enseignement de Lénine, la valeur internationale du bolchévisme et de la grande Révolution socialiste d’Octobre.
La Révolution russe, écrivait-il en 1919, a révélé une aristocratie d’hommes d’État qu’aucune nation ne possède. Il s’agit d’environ deux milliers d’hommes qui ont consacré toute leur vie à l’étude expérimentale des sciences politiques et économiques, qui, durant des dizaines d’années d’exil, ont analysé minutieusement tous les problèmes de la révolution, qui, dans leur lutte, dans leur duel inégal contre la puissance du tsarisme, se sont forgés un caractère d’acier, qui, vivant au contact de toutes les formes de la civilisation capitaliste d’Europe, d’Asie, d’Amérique, ont acquis de leurs responsabilités une conscience exacte et précise, froide et coupante à l’égal de l’épée des conquérants d’empires.
Les communistes russes sont un groupe dirigeant de premier ordre. Lénine s’est révélé le plus grand homme d’État de l’Europe contemporaine : l’homme qui libère le prestige qui enflamme et discipline les peuples ; l’homme qui réussit à dominer toutes les énergies sociales du monde pouvant être utilisées au bénéfice de la révolution ; l’homme qui tient en échec et qui bat les hommes d’État les plus raffinés et les plus rusés de la bourgeoisie...
La révolution est telle... lorsqu’elle s’incarne en un type d’État, lorsqu’elle devient un système organisé de pouvoir... la révolution prolétarienne est telle lorsqu’elle donne vie à un État typiquement prolétarien et qui développe ses fonctions essentielles comme une émanation de la vie et de la puissance prolétariennes.
Les bolchéviks ont donné une forme d’État aux expériences historiques et sociales du prolétariat russe, qui sont les expériences de la classe ouvrière internationale... l’État des Soviets est devenu l’État de tout le peuple russe et cela a été obtenu par la ténacité du Parti communiste, par la confiance et la loyauté enthousiastes des ouvriers, par l’incessante œuvre de propagande, d’éclaircissement, d’éducation, accomplie par les hommes du communisme russe conduits par la claire volonté du maître de tous, Lénine. Le Soviet s’est révélé immortel en tant que forme de société organisée adaptée aux multiples besoins de la grande masse du peuple russe, et en tant que forme de société qui incarne et satisfait les aspirations et les espérances de tous les opprimés de la terre... l’État des Soviets fait la preuve qu’il est le premier noyau d’une société nouvelle... L’histoire est donc en Russie, la vie est donc en Russie ; c’est seulement dans le régime des Conseils que tous les problèmes de vie et de mort qui pèsent sur le monde trouvent leur juste solution.
Instruit par l’expérience de la Révolution russe, Antoine Gramsci remettait en place dans le mouvement socialiste italien et popularisait parmi les masses le concept de la dictature du prolétariat en tant qu’élément essentiel du marxisme.
Dans la première édition en langue italienne des œuvres de Karl Marx avait disparu jusqu’à l’expression « dictature du prolétariat ». Dans la Critique du Programme de Gotha le traducteur réformiste s’était donné le soin de substituer à cette expression l’expression inoffensive de « lutte de classe du prolétariat ». Antoine Labriola, grand connaisseur et vulgarisateur de la pensée de Marx, avait parlé de la dictature du prolétariat comme du « gouvernement éducatif de la société » après la conquête du pouvoir par la classe ouvrière. Mais Antoine Labriola n’avait pas été capable de comprendre et d’expliquer ce que signifiait concrètement cette expression du point de vue général et aussi du point de vue qui concernait la société italienne et les ouvriers italiens. Le terme « dictature du prolétariat » demeura pour lui un terme confus de philosophie politique. Plus tard les « théoriciens » du syndicalisme appelèrent « dictature du prolétariat » les violences qu’ils exerçaient contre les sièges des syndicats réformistes pour contraindre les organisations syndicales à faire des grèves à répétition sans préparation et sans perspectives de succès. Après la victoire de la Révolution d’Octobre, le parti socialiste inscrivit la dictature du prolétariat dans son programme mais, au sein même du parti, pendant que Turati proclamait que les Soviets étaient à la république parlementaire ce que les barbares étaient à la cité, ceux qui se prétendaient des révolutionnaires étaient incapables de comprendre en quoi pouvait consister l’obligation de lutter de manière concrète pour instaurer la dictature du prolétariat.
La formule « dictature du prolétariat », écrivait Gramsci, en prenant position aussi bien contre les opportunistes à la Turati que contre le révolutionnarisme verbal des centristes à la Serrati et des faiseurs de grimaces à la Bombacci, doit cesser d’être uniquement une formule, une occasion de faire de la phrase révolutionnaire. Qui veut la fin doit aussi vouloir les moyens. La dictature du prolétariat est l’instauration d’un nouvel État, de l’État prolétarien... Cet État ne s’improvise pas : les communistes bolchéviks russes travaillèrent pendant huit mois à diffuser le mot d’ordre : Tout le pouvoir aux Soviets, et les Soviets étaient connus par les ouvriers russes depuis 1905 ! Les communistes italiens doivent considérer l’expérience russe comme un trésor et, grâce à elle, économiser temps et travail.
Fort des études qu’il avait faites auparavant sur les formes d’organisation de la classe ouvrière et de la lutte de classe à l’usine, Gramsci liait de manière directe le problème de la lutte pour la dictature du prolétariat au problème de la création d’une organisation ouvrière de type nouveau dans laquelle s’incarnerait la. lutte des ouvriers pour le pouvoir et qui pourrait devenir la base de l’État prolétarien.
Existe-t-il en Italie, demandait-il, comme institution de la classe ouvrière quelque chose qui puisse être comparé au Soviet, qui participe de sa nature ? Quelque chose qui nous autorise à affirmer : le Soviet est une forme universelle, il n’est pas une institution russe, seulement russe : le Soviet est la forme dans laquelle, partout où existent des prolétaires en lutte pour conquérir l’autonomie industrielle, la classe ouvrière manifeste cette volonté de s’émanciper, le Soviet est la forme d’auto-gouvernement des masses ouvrières ? Existe-t-il un germe, une velléité, une forme timide de gouvernement des Soviets en Italie, à Turin ?
Et il répondait :
Oui, il existe en Italie, à Turin, un germe de gouvernement ouvrier, un germe de Soviet, c’est la Commission intérieure d’usine.
La Commission intérieure d’usine était née durant la guerre à l’initiative des syndicats pour la défense des ouvriers face aux employeurs. S’étant vite détachée du contrôle direct des syndicats elle se développait comme un organisme autonome élu par toute la maîtrise et représentant toute la masse ouvrière en face du patron. La transformation était accélérée par les considérations générales devant lesquelles la crise de l’après-guerre mettait la classe ouvrière, crise qui stimulait en elle la conscience de la nécessité de la lutte pour le pouvoir. Des commissions intérieures sortira à Turin le mouvement des Conseils d’usines, mouvement de type soviétique, qui menaçait la société bourgeoise et le pouvoir de la bourgeoisie dans ses bases mêmes, sur le lieu même de la production. Gramsci fut le chef du mouvement des Conseils d’usines. Le journal qu’il fonda le 1er mai 1919, L’Ordine nuovo (L’Ordre nouveau), fut l’organe de ce mouvement.
Très peu des vieux dirigeants socialistes comprirent le mouvement des Conseils d’usines. On reprocha à Gramsci de concentrer l’attention des ouvriers non plus sur les travaux parlementaires mais sur les problèmes de la production et de l’usine, on lui reprocha d’être un syndicaliste. Toute la polémique de Gramsci était au contraire dirigée contre le syndicalisme et tendait à démontrer que les syndicats de métier ne sont pas les organes dont la classe ouvrière puisse se servir pour organiser la lutte pour la conquête du pouvoir et construire son propre État. On l’accusa d’éluder, en faisant des Conseils d’usines l’axe de la lutte pour le pouvoir, le problème du parti et de sa fonction dirigeante. En réalité Gramsci comprenait fort bien depuis 1917 que le parti socialiste italien, dans lequel jouaient aux patrons les réformistes, les centristes et les démagogues impuissants, n’était pas en mesure de diriger la lutte du prolétariat italien pour le pouvoir. Il comprenait en même temps que, dans la conjoncture italienne de l’après-guerre, la lutte pour le pouvoir ne pouvait être différée si l’on ne voulait pas ouvrir la porte à la réaction terrible de la bourgeoisie.
La phase actuelle de la lutte de classe en Italie, écrivait-il, est la phase qui précède : ou la conquête du pouvoir politique par le prolétariat révolutionnaire avec le passage à de nouveaux modes de production et de distribution qui permettront une reprise de la puissance de production ; ou une terrible réaction de la part de la classe possédante et de la caste de gouvernement. Aucune violence ne sera négligée pour subjuguer le prolétariat industriel et agricole et lui imposer un travail servile.
Il fallait faire vite. Le problème du « temps » était pour Gramsci un problème essentiel. Et pour faire vite il ne fallait pas « renvoyer » la lutte pour le pouvoir à une époque ultérieure et, en attendant, pourvoir à l’organisation d’un nouveau parti révolutionnaire ; il fallait au contraire et simultanément résoudre le problème du parti, c’est-à-dire de la direction politique de tout le mouvement de l’avant-garde du prolétariat et aussi le problème de l’organisation des plus vastes masses ouvrières et travailleuses dans des formes adaptées à la lutte pour la prise du pouvoir. L’énergie révolutionnaire qui se dégageait des masses durant la crise de l’après-guerre était telle qu’elle aurait dû permettre de résoudre à la fois ces deux problèmes. Gramsci lui-même reconnut par la suite que quelques-unes de ses formulations de 1919 et 1920 manquaient de précision, mais l’essentiel tient dans ce fait que, dès le premier moment, la création et le développement des Conseils d’usines il les voulait liés à la création et au développement d’un réseau d’organisations politiques, c’est-à-dire de « groupes communistes » capables de diriger le mouvement des Conseils d’usines et de renouveler radicalement le parti socialiste en révolutionnant sa structure, ses modes d’action, son activité quotidienne et son orientation politique. Le développement des Conseils d’usines aurait dû de cette manière conduire en même temps à la suprématie de la classe ouvrière dans le pays et à la suprématie dans le parti des éléments prolétariens et révolutionnaires sur les réformistes et sur les centristes. Malheureusement, cela se produisit seulement à Turin.
A Turin et dans les centres où put parvenir l’influence directe de Gramsci, le mouvement des Conseils d’usines se développa de manière impétueuse, irrésistible. Les réformistes furent chassés de la direction des syndicats, les centristes de la direction des sections du parti. Rien ne sépara plus la lutte revendicative de la lutte politique. Entre le prolétariat et la bourgeoisie s’engagea un combat à la vie à la mort dans lequel les ouvriers arrivèrent jusqu’au seuil de l’insurrection. En avril 1920, pour briser la tentative des employeurs qui voulaient détruire les Conseils d’usines, éclata sous la direction immédiate de Gramsci le mouvement le plus grandiose de toute l’après-guerre italienne, une grève générale politique de tout le prolétariat citadin, d’une durée de onze jours, rapidement soudée à une grève des ouvriers agricoles des provinces limitrophes, soutenue par des mouvements de solidarité qui prirent une ampleur toujours plus grande et un caractère toujours plus menaçant, tout cela jusqu’à ce que les chefs réformistes de la Confédération, appuyés par la direction du parti qui se disait révolutionnaire, intervinssent pour briser le mouvement en accord avec le gouvernement.
Les éléments de gauche du parti socialiste à qui Gramsci proposa alors un accord pour une action commune dans le but de déclencher et de diriger un mouvement révolutionnaire dans tout le pays en passant par dessus la tête de la direction du parti hésitante et toujours prête à capituler devant les réformistes, - les éléments de gauche repoussèrent les propositions de Gramsci. Sous le prétexte qu’il était nécessaire d’attendre que les comptes aient été réglés avec les réformistes et les centristes dans un congrès régulier du parti, Bordiga lui-même repoussa les propositions de Gramsci, Bordiga qui se donnait l’air d’être, à la. tête de la fraction abstentionniste, le plus révolutionnaire de tous mais qui en réalité jugeait des problèmes de la révolution avec les critères d’un pédant et couvrait son opportunisme du masque du doctrinaire de gauche.
Le mouvement des Conseils d’usines reste, dans l’histoire du mouvement ouvrier italien, la tentative la plus hardie accomplie par la partie la plus avancée du prolétariat pour réaliser sa propre hégémonie dans la lutte pour renverser le pouvoir de la bourgeoisie et instaurer la dictature prolétarienne. La question des forces motrices de la révolution italienne et la question paysanne comme corollaire du problème de la dictature prolétarienne étaient désormais posées et résolues correctement par le prolétariat turinois dirigé par Gramsci.
La bourgeoisie septentrionale a subjugué l’Italie méridionale et les îles, écrivait l’Ordine Nuovo en 1920, et elle les a réduites à l’état de colonies d’exploitation. Le prolétariat septentrional, en s’émancipant lui-même de l’esclavage capitaliste, émancipera les masses paysannes méridionales asservies à la banque et à l’industrie du Nord. La régénération économique et. politique des paysans ne doit pas être recherchée dans un partage de terres incultes et mal cultivées, mais bien dans la solidarité du prolétariat industriel qui a besoin à son tour de la solidarité des paysans, qui a intérêt à ce que le capitalisme ne renaisse pas économiquement de la propriété foncière, qui a intérêt à ce que l’Italie méridionale et les îles ne deviennent pas une base militaire de contre-révolution capitaliste... En brisant l’autocratie à l’usine, en brisant l’appareil oppressif de l’État capitaliste, en instaurant l’État ouvrier, les ouvriers briseront les chaînes qui tiennent le paysan attaché à sa misère, à son désespoir ; en instaurant la dictature ouvrière, en ayant en main l’industrie et les banques, le prolétariat emploiera l’énorme puissance de l’organisation d’État Pour soutenir les paysans dans leur lutte contre les propriétaires, contre la nature, contre la misère ; il donnera aux paysans le crédit, il instituera des coopératives, il garantira la sécurité individuelle et protégera les biens de tous contre les saccageurs, il votera les crédits pour l’assainissement et l’irrigation. Il fera tout cela parce qu’il est de son intérêt de développer la production agricole, parce qu’il est de son intérêt d’avoir et de conserver la solidarité des masses paysannes, parce qu’il est de son intérêt d’orienter la production industrielle vers un travail utile de paix et d’échanges fraternels entre la ville et la campagne, entre le Nord et le Midi.
Dans ce plan grandiose de réorganisation de l’économie et de la société italienne, l’ouvrier de la grande industrie apparaît réellement comme le protagoniste de l’histoire de notre pays et la classe ouvrière comme la première, la seule, la vraie classe nationale à qui il revient de résoudre tous les problèmes qui n’ont pas été résolus par la bourgeoisie et par la révolution bourgeoise et de supprimer toute forme d’exploitation, de misère et d’oppression.
A l’élan révolutionnaire des niasses, à la limpidité de la pensée politique du dirigeant, s’unissait, dans le mouvement de L’Ordine nuovo et des Conseils d’usines, un singulier « Sturm und Drang » [2] culturel prolétarien grâce auquel, en dehors du terrain de la politique pure, étaient affrontés, discutés, popularisés parmi les masses les problèmes les plus vastes de l’histoire de notre pays, de l’art, de la littérature, de la morale ouvrière, de l’école et de la technique. Le marxisme-léninisme retrouvait son vrai visage en tant que conception intégrale de la vie et du monde et Gramsci était particulièrement âpre et féroce contre ceux qui niaient aux masses travailleuses la capacité de comprendre et de faire leurs les problèmes les plus difficiles de la science et de la culture. Maxime Gorki et Romain Rolland, Barbusse et Léonard de Vinci avaient leur place dans la revue des Conseils d’usines aux côtés des techniciens qui y discutaient des questions d’organisation scientifique du travail et aux côtés des simples manœuvres dont on publiait les lettres. Lorsque fut décidée l’occupation des usines, les ouvriers de Turin éduqués, conseillés, dirigés par Gramsci, furent en mesure de faire fonctionner pendant un mois, sans patrons et sans directeurs, l’un des plus compliqués ensembles de production. La classe ouvrière acquérait à travers le mouvement des Conseils d’usines un prestige tel qu’elle devenait un centre d’attraction pour l’intelligence progressiste, pour la jeunesse studieuse, pour la masse des techniciens et des employés. L’unité de toutes les forces de liberté et de progrès dont dépend la libération politique et sociale du peuple italien trouvait là sa première réalisation concrète.
LA CRÉATION DU PARTI COMMUNISTE
Au second congrès de l’Internationale communiste, lorsqu’on discuta de la question italienne, Lénine déclara que parmi les groupes existant dans le parti socialiste, celui dont les positions fondamentales coïncidaient avec les positions de l’Internationale était le groupe de L’Ordine nuovo ; dans les thèses du congrès, la plate-forme politique rédigée par Gramsci, approuvée par la section socialiste turinoise et intitulée Pour une rénovation du Parti socialiste, fut recommandée comme le document devant constituer la base de discussion du prochain congrès du parti. Tous les problèmes inhérents à la. création en Italie d’un Parti communiste sont indiqués dans cette plate-forme d’une manière intelligible, concrète, ferme, qui ne laisse subsister aucun doute. Mais le mouvement de L’Ordine nuovo n’était pas représenté au congrès de Moscou et ce simple fait montre qu’il y avait un défaut dans la manière dont Gramsci menait la lutte pour la création du parti. A première vue, cela pourrait être interprété comme de la timidité, de la modestie excessives se transformant ainsi que tout excès en erreur et il y aurait dans cette explication une part de vérité. Le sérieux intellectuel, la répugnance pour toute démagogie et toute réclame personnelle, s’unissaient chez Gramsci à une grande modestie qui l’empêcha de s’imposer tout de suite comme il aurait dû en tant que dirigeant. Mais l’erreur la plus grave consista dans le fait que L’Ordine nuovo ne posait pas nettement le problème de se constituer en fraction du parti socialiste sur une échelle nationale. Grand mouvement de masse à Turin, ses positions dans le reste du pays se limitaient à des contacts personnels non organisés. De là une certaine stérilité de son action par rapport à l’action des autres fractions du parti. Les réformistes avaient dans leurs mains l’appareil central de la Confédération du travail et des fédérations d’industries, les coopératives, une grande partie des municipalités et du groupe parlementaire ; les centristes dirigés par Serrati avaient l’appareil du parti et le journal quotidien ; les abstentionnistes avaient créé un réseau de groupes de fractions qui s’étendait à presque toute l’Italie et ils avaient de fortes bases à la direction de la Fédération de la jeunesse. Gramsci n’eut à sa complète disposition un journal quotidien que peu de mois avant la scission ; lorsque. se fut créée une fraction communiste unifiée pour préparer le congrès de Livourne cette fraction se basa essentiellement sur l’organisation déjà existante des abstentionnistes. Selon les directives données par Lénine il était nécessaire en Italie de concentrer le feu contre les centristes qui, tout en s’enivrant de phrases « révolutionnaires », prenaient sous leur protection les réformistes et paralysaient le mouvement des masses en mettant en fait le parti au service d’une politique de collaboration avec la bourgeoisie. La scission du parti d’où sortit le Parti communiste (Livourne, 1921) fut le résultat d’une lutte particulièrement vive contre les centristes. Cette lutte exigeait l’unité de tous les groupes de gauche et Gramsci contribua puissamment à créer cette unité. Lénine, cependant, avait déjà au IIe congrès dirigé aussi sa critique contre l’extrémisme doctrinaire de Bordiga qui menaçait de faire du nouveau parti une secte isolée des masses. Tous ceux qui connaissaient la pensée de Gramsci savaient qu’il existait un désaccord profond entre lui et Bordiga. Déjà en 1917 à la conférence de Florence des groupes socialistes de gauche ce désaccord s’était manifesté. La réunion avait eu lieu après le désastre de Caporetto et Gramsci avait parlé de la nécessité de transformer le défaitisme socialiste en une lutte pour le pouvoir ; il n’avait été compris de personne, même pas de Bordiga. Du mouvement des Conseils, Bordiga n’avait rien compris et, bien qu’adhérant à la Me Internationale, son intention était probablement et déjà en 1920 de créer au sein de l’Internationale une fraction d’extrême gauche avec les extrémistes hollandais, allemands, etc., pour mener une lutte contre Lénine et contre le Parti bolchévik. Gramsci par crainte de se confondre avec les éléments de droite commis l’erreur, en marchant avec Bordiga contre les réformistes et les centristes, de ne pas se différencier de Bordiga publiquement sur les problèmes de stratégie et de tactique où une différenciation était nécessaire. Il ne sut pas mener, en ce moment-là, et dans les premiers temps de la vie du Parti communiste, une lutte sur deux fronts. Cette erreur coûta à notre Parti - un temps précieux et permit à Bordiga, qui profita de la fatigue, de la grande déception et du pessimisme qui s’étaient emparés d’une partie de l’avant-garde du prolétariat après la fin de l’occupation des usines par suite de la trahison des réformistes, d’imposer au Parti communiste une politique sectaire, anti-léniniste, qui réduisit sa capacité d’action politique et rendit plus facile la venue du fascisme.
Le séjour d’une année en Union soviétique, en 1922-23, permit à Gramsci de se perfectionner dans sa connaissance du bolchévisme. Il étudia alors à fond l’histoire du Parti bolchévik et de la Révolution russe, il apprit à connaître Lénine et Staline ; à l’école de Lénine et de Staline, à l’école du Parti bolchévik et de l’Internationale communiste, il se durcit comme chef de parti. C’est à lui que la classe ouvrière italienne doit la création de son Parti, du Parti communiste non comme une secte de doctrinaires prétentieux mais comme une partie, comme l’avant-garde de la classe ouvrière, comme un parti de masse, lié avec sa classe, capable d’en sentir et d’en interpréter les besoins, capable de la diriger dans les situations politiques les plus compliquées. C’est Gramsci qui nous a fait faire sur cette voie les premiers pas décisifs.
Il ne fut pas facile à Gramsci d’éliminer des rangs de notre Parti la forme spéciale d’opportunisme que Bordiga cachait sous sa phraséologie pseudo-radicale. Il fallut entreprendre un travail patient de rééducation individuelle des camarades qui étaient tombés dans le sectarisme, former de nouveaux cadres bolchéviks, persuader, vaincre les résistances, les hésitations, les méfiances. Bordiga avait transformé la direction du Parti en une espèce de fourrière et les cadres du parti en simples et passifs exécuteurs d’ordres ; il avait éloigné de manière systématique les meilleurs éléments prolétariens et il s’était entouré d’éléments petits-bourgeois sceptiques non liés à la classe ouvrière. Ne répugnant pas à user des méthodes de la camorra napolitaine [3], il essayait d’isoler Gramsci du Parti en le présentant comme un intellectuel incapable d’action et privé des qualités d’un combattant, se moquant de ses scrupules de patient et sérieux éducateur de cadres ouvriers bolchéviks. La réalité a fait justice de ces calomnies. Bordiga vit tranquille aujourd’hui en Italie comme une canaille trotskiste, protégé par la police et par les fascistes, haï par les ouvriers comme un traître doit être haï. Au début de la guerre contre l’Abyssinie, la presse italienne communiquait qu’il avait participé à une fête religieuse, qu’il avait été béni par le prêtre en même temps que les soldats partant pour l’Abyssinie, et qu’à la sortie de l’église il était passé sous l’arc formé par les poignards d’un détachement de miliciens fascistes qui lui rendaient les honneurs. Cela se produisait au moment où Gramsci, prisonnier de Mussolini, luttait jusqu’au dernier souffle sous le drapeau communiste.
Dans sa lutte pour chasser du Parti le sectarisme bordighien, Gramsci déploya de 1924 à 1926 une activité exceptionnelle. On peut dire que les cadres du Parti furent reconquis par lui l’un après l’autre et que tout le Parti qui, après l’avènement du fascisme, était tombé dans un état dangereux de torpeur, fut réveillé et rééduqué à travers un travail systématique de bolchévisation. C’est de cette période que sont les écrits de Gramsci consacrés à élucider les questions théoriques de la nature du Parti, de sa stratégie, de sa tactique et de son organisation, écrits dans lesquels on sent fortement l’influence exercée sur lui par les écrits de Staline. Il battit particulièrement en brèche la bestiale « théorie » bordighienne selon laquelle tout travail d’éducation idéologique et politique des membres du Parti devait être considéré comme une chose inutile (parce que dans un parti « centralisé » comme le Parti communiste la seule chose qui compterait serait d’obéir aux ordres qui viennent d’en haut !) et il entreprit un grand travail de formation des cadres.
Pour que le parti vive et qu’il soit en contact avec les masses, écrivait-il, il faut que chaque membre du Parti soit un élément politique actif, qu’il soit un dirigeant. Justement parce que le Parti est fortement centralisé, il est nécessaire de procéder à une vaste oeuvre de propagande et d’agitation dans ses rangs, il est nécessaire que le Parti, d’une manière systématique, éduque ses membres et qu’il en élève le niveau idéologique. Centralisation veut particulièrement dire que, dans quelque situation qu’il s’agisse, même dans un état de siège renforcé, même quand les organismes dirigeants ne pourraient plus fonctionner pour une période déterminée et seraient mis dans la situation de ne plus avoir de liaison avec l’ensemble du Parti, tous les membres du Parti, chacun dans son milieu, soient placés dans la possibilité de s’orienter, de savoir tirer de la réalité les éléments pour établir une directive afin que la classe ouvrière ne se décourage pas mais qu’elle se sente toujours dirigée et capable de continuer à lutter. La préparation idéologique de masse est par conséquent une nécessité de la lutte révolutionnaire, une des conditions indispensables de la victoire.
Les meilleurs cadres du Parti communiste italien, les héroïques combattants que le fascisme a jetés par milliers dans les bagnes, les hommes de fer qui n’ont pas plié devant les menaces, les persécutions, les tortures et la mort, ont été formés au bolchévisme par Antoine Gramsci.
Mais ce qui non seulement convainquit tout le Parti mais l’enthousiasma et l’entraîna, en donnant un coup mortel au sectarisme doctrinaire et à l’opportunisme impuissant de Bordiga ce fut l’action que Gramsci développa comme chef de parti à son retour en Italie durant la crise Mattéoti. Les conditions de la lutte étaient fort difficiles parce que le Parti, dans son ensemble, habitué par Bordiga à penser que la victoire du fascisme était chose impossible et que le fascisme n’était « nullement différent » de la démocratie bourgeoise, s’était découragé sous les coups durs de la réalité. D’autre part, le fascisme traversait de grandes difficultés parce qu’il n’avait pas encore réussi à s’emparer et à disposer complètement de l’appareil d’État et que les masses petites-bourgeoises, déçues et lésées dans leurs intérêts par la politique faite par Mussolini en faveur de la grande bourgeoisie industrielle, étaient mécontentes, murmuraient, commençaient à en avoir assez du nouveau régime et plus ou moins ouvertement prenaient position contre lui. Étant donné l’absence d’une activité politique intense du prolétariat, les divers groupes de la population travailleuse ne trouvaient pas de point de ralliement et de direction révolutionnaire à leur lutte et tombaient d’autant plus facilement sous l’influence des partis démocrates antifascistes. La réalisation de l’hégémonie du prolétariat réclamait non seulement la reprise de combativité des ouvriers industriels mais réclamait aussi une action politique qui convaincrait les masses travailleuses et à travers leur propre expérience que seule la classe ouvrière était en mesure de mener une lutte conséquente contre le bloc des forces réactionnaires qui constituait la base de la dictature fasciste. La tactique intelligente et hardie du Parti communiste après l’assassinat de Matteotti fut dictée par Gramsci dans ses moindres détails. C’est ainsi que tous les groupes de l’opposition démocratique abandonnèrent les travaux du Parlement tout de suite après le crime. Gramsci proposa que tous les groupes intervinssent à l’assemblée pour appeler le pays à la grève générale afin de chasser le fascisme du pouvoir. Cette proposition fut repoussée avec horreur par les chefs démocrates qui voulaient renverser le fascisme en chômant les travaux parlementaires et en faisant une campagne de presse. Gramsci proposa aussi la constitution d’un « anti-parlement », la grève de l’impôt des paysans et, enfin, le retour des communistes dans l’enceinte parlementaire pour dénoncer de la tribune de la Chambre les crimes du fascisme et l’impuissance démontrée des démocrates et libéraux antifascistes.
Cette tactique basée sur le principe léniniste et stalinien selon lequel il faut diriger les masses à travers leur propre expérience en même temps qu’elle plaçait les communistes à l’avant-garde de la lui-te pour venger les crimes du fascisme et renverser la dictature fasciste, facilitait le détachement de vastes couches de travailleurs des partis démocratiques et de la social-démocratie, jetait les bases de l’alliance entre le prolétariat et les paysans, faisait sortir lé Parti de son isolement et le poussait sur le chemin de la transformation en un parti de masse.
Non seulement le Parti mais aussi la classe ouvrière était secouée par cette énergique action politique ; une nouvelle période de son activité s’ouvrait qui fut brève mais extrêmement intéressante parce qu’elle fut caractérisée par l’influence croissante des communistes qui se réalisa malgré la lutte acharnée menée contre eux par les social-démocrates et malgré les persécutions fascistes. Les origines du prestige dont notre Parti jouit auprès des masse italiennes doivent être recherchées à cette époque. Instruit par l’expérience de 1919 et de 1920 lorsque la juste analyse des problèmes de la révolution prolétarienne par les communistes turinois n’avait pas suffi à leur donner la direction du mouvement révolutionnaire, Gramsci se préoccupait d’organiser le rayonnement et l’influence du Parti non seulement en élaborant les mots d’ordre convenant aux besoins des masses, mais aussi en développant une action systématique en direction des divers groupements politiques qui avaient une base parmi les travailleurs, surtout ceux des campagnes, en favorisant dans leur sein des courants d’opposition qui s’orienteraient vers l’alliance avec la classe ouvrière.
C’est à cette période que se situe le travail accompli avec succès pour amener les syndicats catholiques à se rapprocher des syndicats confédéraux et les éléments de gauche des organisations paysannes catholique à accepter le principe révolutionnaire de l’alliance entre ouvriers et paysans. L’influence réactionnaire du Vatican reçut ainsi un premier coup sérieux. C’est dans cette période que le Parti communiste, sur l’initiative de Gramsci, fait sienne une des revendications fondamentales des masses paysannes du Midi en reconnaissant comme juste la lutte des populations méridionales pour un régime autonome de gouvernement qui briserait les chaînes que l’État bourgeois fait peser sur elles. Le problème du droit des minorités nationales opprimées à. disposer d’elles-mêmes, le problème sarde, sont posés et discutés par le Parti communiste. Toutes les questions brûlantes de la vie de notre pays trouvent dans la propagande et dans l’action politique de Gramsci une réponse, une solution.
De cette manière la lutte contre le fascisme sort du courant des protestations et des manifestations verbales, elle devient une lutte réelle pour mobiliser de manière effective contre les groupes les plus réactionnaires de la bourgeoisie toutes les couches de la population travailleuse, en empêchant en même temps que ces couches ne tombent et ne restent sous l’influence des libéraux et des démocrates bourgeois après avoir été arrachées à l’influence des chefs réactionnaires de la social-démocratie. La parole essentielle de l’action de Gramsci est la parole « unité » - unité de toute la classe ouvrière, unité du Nord et du Midi. unité du peuple tout entier. Comme à Turin en 1920, Gramsci devient sur le plan national l’homme vers lequel se tournent les regards des masses et de tous les éléments progressistes du pays. Les vieux libéraux murmurent : « Attention à Gramsci -cet homme est le seul révolutionnaire qui ait jamais existé en Italie. » Mussolini répond à l’action du Parti communiste et des masses en accentuant la terreur, en préparant la liquidation, des derniers restes de libertés démocratiques et l’instauration de la dictature totalitaire.
Dans les derniers mois avant son arrestation, et déjà avant le congrès de Lyon au cours duquel Bordiga fut battu politiquement et Gramsci reconnu à une très grande majorité comme le chef du Parti, Gramsci nous disait la nécessité de pénétrer dans les organisations fascistes de masse pour exploiter toutes les possibilités de travail et de lutte légale dans le but de maintenir les contacts avec )es masses et d’organiser les luttes des ouvriers et des paysans, Nous commîmes l’erreur de ne pas apprécier à leur juste valeur ses indications et cela freina, après le passage à l’illégalité complète, le développement de notre travail et de notre influence.
Il fut arrêté alors qu’il était dans le plein de son activité politique et le Partit souffrit profondément de sa perte.
LE PREMIER BOLCHÉVIK ITALIEN
Avec la mort de Gramsci disparaît le premier bolchévik du mouvement ouvrier italien.
Physiquement faible, durement touché par la nature dans son organisme, il possédait une incomparable trempe de combattant. Toute son existence fut soumise à sa volonté de fer. Il irradiait autour de lui l’énergie, la sérénité, l’optimisme ; il savait s’imposer la plus sévère discipline de travail mais il était capable de jouir de la vie sous tous ses aspects. En tant qu’homme il était un païen ennemi de toute hypocrisie ; il fustigea impitoyablement toute imposture, tout sentimentalisme, toute afféterie. Il se servait d’une manière inégalable de l’arme du rire et de la moquerie pour mettre à nu la vanité et la duplicité de ceux qui prêchent au-peuple une certaine morale dans l’intérêt de la classe dominante. Il connaissait profondément la vie du peuple italien et ses mœurs, les légendes et les histoires qui ont été créées par le peuple et da-us lesquelles le peuple a exprimé sous une forme simple, naïve, intuitive, ses besoins, ses aspirations, ses rêves de liberté et de justice, sa haine contre les classes possédantes. De ce contact intime avec le peuple, il tirait des éléments inépuisables et toujours nouveaux de polémique et de combat contre toute forme d’oppression des masses non seulement sur le plan économico-politique mais aussi sur le plan de la vie intellectuelle et morale. Les grands Italiens qui ont combattu - à commencer par Giovanni Boccaccio et Bruno et jusqu’à Giuseppe Giusti et Garibaldi - pour libérer le peuple des chaînes de l’hypocrisie, du servilisme et de la bigoterie, qu’une tradition séculaire de domination de l’église catholique et de l’étranger ont imposés, trouvaient en lui un successeur et un continuateur. Il était l’ennemi obstiné de la fausse éloquence et du clinquant qui gâtent une si grande partie de la littérature et de la culture italiennes, qui ont étouffé chez les écrivains italiens les sources fraîches de l’inspiration populaire. Il connaissait plusieurs langues étrangères, il avait étudié particulièrement la langue russe et il pouvait lire Lénine et Staline dans le texte. Il avait étudié et il connaissait à fond l’histoire du mouvement ouvrier dans les grands pays capitalistes. Il était internationaliste mais avant tout, ainsi que doit l’être tout internationaliste, il était un véritable fils de notre peuple au service duquel il mettait son expérience des choses internationales et ses capacités de combattant.
Formé à l’école du marxisme et du léninisme, au sérieux intellectuel, il haïssait la légèreté, l’absence du sens de la responsabilité, la vanité, l’ignorance et la présomption ; de tous ces défauts il voyait une illustration classique dans la manière dont les chefs réformistes et centristes avaient faussé et perverti la doctrine marxiste pour mettre la classe ouvrière dans le sillage de la bourgeoisie. Dans le Parti, tout en aidant tous les camarades à s’améliorer et en prêtant l’oreille à toute critique, à toute suggestion même si elle venait du plus modeste ouvrier, il était extrêmement exigent surtout avec les camarades préposés au travail d’organisation et d’agitation. Il voulait que les cadres du Parti fussent vraiment les meilleurs combattants et il contrôlait leur travail jusque dans les plus petits détails.
Arraché au travail révolutionnaire actif, jeté en prison, il ne pouvait pas ne pas continuer à combattre. Même en prison, pendant dix années, son existence fut une lutte continuelle, non seulement contre ses odieux argousins, pour défendre sa propre existence, mais aussi pour pouvoir diriger les camarades avec lesquels il pouvait avoir quelque contact, pour poursuivre au cours de leurs échanges son oeuvre d’éducateur, pour participer même de sa prison à la formation des cadres du Parti et à la solution des problèmes nouveaux que posait la situation italienne.
Même lorsque ses forces étaient déjà épuisées et que les bourreaux fascistes s’acharnaient contre lui pour essayer d’exténuer J’esprit après avoir excédé le corps, il ne se départit jamais du calme et de la dignité d’un révolutionnaire, il fut un exemple pour tous les camarades. A une époque où ses conditions physiques laissaient plus gravement à désirer qu’à l’accoutumée, on lui fit savoir qu’il pourrait être libéré s’il adressait directement à Mussolini une demande de grâce. La réponse de Gramsci fut :
« Ce qu’on me propose est un suicide ; je n’ai nullement l’intention de me suicider. »
Cette fière parole du chef mourant passa de bouche en bouche dans les cachots et dans les prisons ; elle ranima les courages, renforça la confiance et affermit la haine contre les argousins fascistes.
Tant qu’il eut la possibilité de rencontrer des camarades aux heures de « promenade », il consacra ces heures à l’étude collective et ainsi la prison devenait une école du Parti ; les camarades apprenaient les principes du léninisme ; ils apprenaient à analyser les forces et les conditions de la révolution prolétarienne en Italie ; ils se fortifiaient dans la connaissance des solutions à donner aux problèmes de la politique et de l’organisation du Parti.
Lorsque les barrières que l’on dressait autour de lui devinrent toujours plus impénétrables, des communications brèves, faites de termes énergiques et précis, orientèrent les camarades incarcérés et servirent à orienter le Parti tout entier. En 1929 il nous fit dire : « Faites attention au mouvement des hommes de confiance d’usines des syndicats fascistes ». Il voulait ainsi attirer encore une fois notre attention sur l’importance du travail dans les organisations fascistes de masse. En 1930, ayant appris qu’un camarade incarcéré risquait de tomber sous l’influence du trotskisme et n’ayant plus la possibilité de mener de longues discussions, il lançait dans les cachots le mot d’ordre fort significatif : « Trotski est la putain du fascisme. »
Dans les derniers temps il avait pu recevoir quelques indications sur les décisions du VIIe congrès de l’Internationale. Toute sa pensée fut orientée vers la recherche des formes de réalisation du front populaire antifasciste en Italie. Il nous recommandait de ne pas nous détacher du pays et des masses, d’étudier à fond les conséquences que le fascisme avait eu sur les diverses couches de la population et dans les différentes régions, tout cela afin de pouvoir trouver et répandre les mots d’ordre qui nous permettraient de nous lier aux masses du pays tout entier. Son idée fondamentale était que quinze années de dictature fasciste ayant désorganisé la classe ouvrière, il n’est pas possible que la lutte de classe contre la bourgeoisie réactionnaire se développe à nouveau sur les positions que le prolétariat avait atteint dans l’immédiate après-guerre. Une période de lutte pour les libertés démocratiques est indispensable ; la classe ouvrière doit se trouver à la tête de cette lutte. Dans les dernières semaines de sa vie, la nouvelle de la lutte héroïque du peuple espagnol contre le fascisme est certainement arrivée jusqu’à lui. Peut-être a-t-il su qu’en Espagne, dans le bataillon qui porte le nom de Giuseppe Garibaldi, les meilleurs fils du peuple italien, communistes, socialistes, démocrates, anarchistes, unis dans les rangs de l’armée populaire de la République espagnole, ont infligé à Guadalajara la première et sérieuse défaite au fascisme italien et à Mussolini. Si cette nouvelle est arrivée jusqu’à lui il lui a certainement souri et son agonie s’est illuminée d’un rayon d’espérance.
Sur le chemin qu’il a tracé, sous le drapeau qu’il a tenu dans ses mains jusqu’au dernier moment, sous le drapeau invincible de Marx-Engels-Lénine-Staline, l’avant-garde de la classe ouvrière italienne, le Parti communiste qu’il a créé et dirigé dans la lutte, iront de l’avant sans faiblir, ils appliqueront ses enseignements jusqu’au bout, jusqu’à la victoire définitive, sur les forces de la réaction et de la barbarie, de la cause de la liberté et de la paix, de la cause de l’émancipation politique et sociale des travailleurs, de la cause du socialisme.
Paris, mai-juin 1937
PALMIRO TOGLIATTI